Textes associés à la Glose ordinaire : les épitomes des règles de Tyconius

page créée par Martin Morard, le 9.7.2023, mise à jour le 19.10.2023 (version 3)


ð => vers l’édition des abrégés des Règles de Tyconius

1.     Le Liber Regularum de Tyconius est la charte fondamentale de l’exégèse chrétienne de la Bible, patristique et médiévale. Ignoré par Jérôme, le Liber doit son succès à l’accueil que lui a réservé saint Augustin et à l’immense diffusion du De doctrina christiana qui en propose une explication très circonstanciée.

2.     Tyconius (fl. 366-400, † 399 c.) est un laïc africain dissident du parti donatiste, auteur d’un commentaire de l’Apocalypse aujourd’hui perdu dans sa teneur originale, mais qui est à l’origine de tous les commentaires anciens et médiévaux de ce livre[1]. Les sept règles, présentées comme des clés d’interprétation, sont évidemment des allusions aux sept sceaux du Livre de la Révélation ouverts par l’Agneau immolé aux sept yeux (Apc. 5). Le désaccord doctrinal de Tyconius avec le donatisme vient de la lecture globale de l’Ecriture dont il veut transmettre les clés en forgeant ses sept « règles ».

3.     Si, pour Tyconius, la question herméneutique est à la racine de la querelle donatiste, c’est que l’Ecriture révèle une Eglise dont la nature n’est pas compatible avec la conception donatiste d’une Eglise de purs. La Bible détermine une ecclésiologie. La façon dont on conçoit l’Eglise détermine la façon dont on lit l’Ecriture, porteuse d’un message qui dépasse les limites de l’espace-temps, du rapport à la terre et à l’identité socio-politique.

4.     La Bible décrit une réalité complexe. La Bible entière traite de l’édification de l’Eglise comme corps mystique du Christ, de sorte que tout en elle concerne et les membres et leur Tête (le Christ), unis comme un même corps (règle 1). La croissance de ce corps se fait dans la confrontation avec le diable et ceux qui lui appartiennent, unis dans le Mal en un anti-corps qui s’oppose à celui du Christ (règle 7). Mais la distinction de ces deux « corps » est à l’horizon de l’histoire au cours de laquelle le bon grain est encore mêlé à l’ivraie. Tout la Bible décrit des situations où le mal n’est pas extérieur à l’Eglise mais où le diable agit en son sein de façon directe et personnelle ou par intermédiaires (règle 2). La dialectique de la lettre et de l’esprit, de la loi et de la grâce qui traverse toute l’Ecriture indique que les événements relatés sont appelés à un dépassement par le dessein divin qui les transcende et les conduit comme une pédagogie (règle 3). Ce dessein éclaire le sens de figures de style comme l’évocation du tout par la partie (règle 4), les expressions de la spatialité et de la temporalité (règle 5), la récapitulation (règle 6). Le temps mis en scène dans les Ecritures ne sert qu’à faire comprendre le point de vue de Dieu qui est au-dessus du temps. Il ne faut donc pas s’y arrêter. Les personnages de l’histoire sainte sont autant d’instantanés, d’images arrêtées qui détaillent la dynamique de l’action divine et la rendent intelligible en la récapitulant dans des figures-types. Les événements rapportés ne sont pas d’abord les épisodes successifs d’une chronique, mais la transformation des événements de l’histoire en paradigme : la récurrence des même schèmes socio-historiques, comme une mise en abîme, fait naître la conscience de la façon dont Dieu sauve ce qui semble perdu et,  du mal subi, fait naître un plus grand bien.

5.     Tyconius compare ses règles à des clés. Les commentaires laborieux d’Augustin montrent qu’elles ne sont ni faciles à comprendre, ni simples à appliquer Au-delà de la problématique doctrinale personnelle de Tyconius, elles ont néanmoins été reçues comme des principes herméneutiques généraux de dépassement des difficultés de lecture et des incohérences des Textes sacrés. Les règles aident le lecteur à dépasser les noeuds herméneutiques récurrents de l’Ecriture. Elles permettent le dépassement de la lecture obvie des textes ; elles transformant les obstacles en carrefours. Les pierres d’achoppement deviennent l’occasion du « saut herméneutique » qui fait passer de la lettre au sens plénier non malgré ou contre la lettre, mais grâce à la lettre. Mais la clé de ces clés demeure l’apriori de la foi qui lit l’Ecriture comme l’histoire de l’Eglise avec les yeux de l’Eglise.

6.     Pour faciliter leur compréhension et leur assimilation, le Liber Regularum a été abrégé et diffusé sous la forme de résumés synthétiques ou épitomes dont il existe plusieurs versions. Les expressions du texte original de Tyconius en ont presque complètement disparu. Leur application à la lecture de l’Apocalypse a subsisté de manière subliminale dans certaines images des apocalypses avec commentaire du Moyen Âge, celles de Beatus de Lébiana, mais surtout celles de Bérengau de Ferrières.   Seuls les sommaires ou énoncés des règles sont lpratiquement identiques.

Tyconius

Epitomes

I. De Domino et corpore eius.

De Domino et eius corpore

II. De Domini corpore bipertito.

De Domini corpore vero et permixto

III. De promissis et lege.

De littera et spiritu, id est de lege et gratia

IV. De specie et genere.

De specie et genere per quam pars pro toto et totum pro parte accipitur

V. De temporibus.

De temporibus, per quam aut pars maior temporis per partem minorem aut pars minor temporis, per partem maiorem inducitur

VI. De recapitulatione.

de recapitulatione

VII. De diabolo et eius corpore.

de diabolo et eius corpore quia sepe dicuntur ipsius capitis que suo magis conveniunt corpori

7.     Par rapport à Tyconius, les épitomes s’inscrivent dans une perspective plus herméneutique que parénétique, plus didactique et méthodologique que morale. Certains abrégés privilégient des citations bibliques vieilles latines, les autres préfèrent leurs équivalents traduits par Jérôme.

8.     Selon l'éditeur de Tyconius (Brukitt 1894, p. xxiii), les Institutiones de Cassiodore (10) seraient à l'origine de cette adaptation des règles à la formation exégétique des clercs. Les Sentences d’Isidore de Séville en proposent deux versions. L’une d’entre elles, attestée par les manuscrits A G J E et l’édition d’Arévalo (Rome, 1797 = PL 83, 536-738) pourrait remonter à Cassien (cf. P. Cazier, « Cassien auteur présumé de l'Épitomé des Règles de Tyconius », REAug 22,1976, p. 262-297).

9.     Le Didascalicon d’Hugues de Saint-Victor et Nicolas de Lyre leur font écho mais avec une grand liberté littéraire. Dans l’entre-deux chronologique de ces œuvres, les règles de Tyconius sont maintes fois rappelées par les théologiens. Les sentences de la Glose ordinaire y font plusieurs fois allusion. L’épitome entier – De regulis Ticonii -  a aussi été ajouté en tête ou en fin de certains livres bibliques glosés.

10.Les versions médiévales des Règles de Tyconius, autrement dit les formulations les plus répandues, témoins de la réception effective de Tyconius hors des oeuvres relais d’Augustin, Isidore, Hugues de St-Victor et Nicolas de Lyre, n’ont pas fait l’objet ni de recensement, ni d’édition, ni d’étude comparative systématique. Nous les éditons parmi les pièces liminaires générales de la Glose ordinaire, pour en faciliter le recensement et la lisibilité, pour aider aussi à repérer leurs réminiscences.

11.La diversités des versions recensées, une dizaine, sans prétention d’exhaustivité, est révélatrice de la complexité de la pensée de Tyconius et de la difficulté rencontrée par ceux qui ont cherché  à en faire la synthèse :         
8264AU = Augustinus, De doctrina christiana, 3, 30-37, CCSL 32.      
8264GL= Prothemata ad Glossam ordinariam : P14402 : tantôt suit (§ 7), tantôt évite {§ 5) le texte rare de l’épitome didactique du group AGJE Arev, proche des manuscrits de Saint-Gall (G) et Autun (A),
8264HV = Hugo de Sancto Victore, Didascalicon de studio legendi, 5.4, ed. Ch.H. Buttimer, 1939, p. 97 sqq.         
8264IS = Isidorus Hispalensis, Sententiae, 1.19.1-19, CCSL 111, p. 66-70. ;.:
8264HSC = appendice au Correctoire biblique d’Hugues de St-Cher, ms. Paris, Arsenal, ms. 9534, f. 53vb, s. 14.1/3 : Paris, prov. Paris, St-Jacques, OP. Le texte du manuscrit semble corrompu, mais la synthèse est particulièrement réussie puisqu’elle ramène les règles à une série de distinctions binaires : la tête et le corps du Christ, le corps physique et le corps mystique, la loi et la grâce, le tout et la partie, les temps principaux et secondaires, les membres et le corpus du diable ou « serpent ».        
8264NL = Nicolas de Lyre : LYR1L2.7-14 : commente les règles à partir d'Isidore, sans même citer Tyconius, bien qu'il ne fasse pratiquement aucune citation littérale du texte des Sentences d'Isidore.
8264MO = RB-
8264.1 : Monza, Capitolo c. 2.62, s9-10, ed. F. C. Burkitt, Texts and Studies 3,1 Cambridge, 1894, p. 89-98 [ajoute deux règles supplémentaires].        
8264PI = RB-8464: Paris, Bibl. Ste-Geneviève, ms. 208 (CC.1.2.), f. 19, s12/13 ; Bruxelles, BR, ms. 214 (1485-1501) f. 2 et 167 (Pitra : ms. 1485, ms. 1494) ; ed. J. B. Pitra, Spicilegium Solesmense, 3 (1855) 397-398. Suit la version majoritaire de la tradition isidorienne;           
8264CL = München, Clm22239 : 1279, signalé par Burkitt1894, p.
xxiii.
8264CA = Oxford, Canonici Patr. Eccl. 88, signalé par Burkitt1894, p.
xxiii.
<cuius fons> RB-8463 : F. Burkitt, The book of Rules of Tyconius. Texts and Studies, 3.1, Cambridge, 1894 [édition de référence] ; Tyconius, Liber regularum, SChr 488, ed. J.-M. Vercruysse, Paris, 2004 [trad. française avec le texte de Burkitt, sans apparat].

12. Les épitomes médiévaux mêlent au texte original des apports allogènes divers et font l’objet de réécritures parfois considérables. Ils  associent au texte original des apports augustiniens et /ou  isidoriens et / ou isidoro-cassiniens (groupe A G J E Arev), dans des proportions qui varient d’un version à l’autre et même d’une règle à l’autre, comme le montre la recension de Saint-Victor de Paris  (8264GL) ou, dans une moindre mesure, celle de Sainte-Geneviève de Paris, jadis éditée par Dom Pitra (8264PI).

 



[1] Le commentaire de l’Apocalypse de Beatus de Lebiana en aurait absorbé la teneur essentielle ; cf. CCSL 107A (Tyconius, Expositio Apocalypseos (textus reconstructus), ed. Roger Gryson, Turnhout, 2011 (CCSL 107A), p. 103-228 et la traduction française avec introduction : id., Tyconius. Commentaire de l’apocalypse, Turnhout, 2011.


Comment citer cette page ?
Martin Morard, Textes associés à la Glose ordinaire : les épitomes des règles de Tyconius in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2025. Consultation du 28/01/2025. (Permalink : https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/page.php?id=178)