Pourquoi la Glose ? Lire la Bible en ses traditions
Au Moyen Âge, la Bible n’est jamais isolée de son contexte herméneutique. Dans sa forme ordinaire la plus répandue, jusqu’ au milieu du 13e siècle tout au moins, la lecture de l’Ecriture ses traditions implique le recours à une mise en page qui permet une lecture synoptique du Texte et de ses commentaires, disposés dans la marge ou entre les lignes des passages expliqués. Mais cette lecture de la Bible en ses traditions peut aussi se faire sous d’autres formes : par exemple, la consultation d’ouvrages séparés, réunis sur une même table pour une lecture ‘mitoyenne’, ou encore la lecture des leçons de l’office, suivie par les homélies des Pères ou mise en résonance par le répertoire musical des antiennes et répons de l’office.
La bible glosée est néanmoins le principal véhicule codicologique emprunté par la la Bible en ses traditions, copiée par milliers d’exemplaires au 12e et surtout au 13e siècle, avant de connaître un nouvel essor, dans un contexte différent, grâce à l’imprimerie, du 16e au 18e siècle.
On appelle donc bibles glosées (ou "bibles avec commentaires") les ouvrages (manuscrits puis imprimés) qui permettent de lire l’intégralité du Texte d’un ou plusieurs livres bibliques, encadré par des extraits des écrits des auteurs ecclésiastiques anciens. Ces passages étaient choisis non pour leur rareté mais pour leur représentativité et leur intelligibilité. Ils sont d’ailleurs souvent réécrits par les glossateurs qui sont aussi les maîtres de l’art de la sentence : l’exégèse doxographique privilégie la brièveté à la prolixité et la fidélité du sens à celle de la forme.
Les bibles glosées sont les équivalents latins des chaînes exégétiques grecques ; elles remplissent la même fonction de réception et de transmission des héritages fondamentaux du Christianisme. Elles constituent la preuve par l’acte de la réception occidentale du canon 19 du concile In Trullo (691), déjà largement anticipée par Cassiodore, observée dans les commentaires de Bède le Vénérable et de Raban et les livres glosés antérieur à l’école de Laon.
Dans le contexte de la réforme ecclésiastique du clergé du 11e siècle, la Bible glosée est le socle commun de la formation théologique du clergé médiéval, séculier et monastique. Elle est utilisée pour la lectio divina du cloître, pour la lecture commentée des écoles, pour la prédication.
La quasi-totalité des « postilles » ou commentaires bibliques lemmatiques, recueils de notes et distinctions, massivement produits en milieux scolaires entre la fin du 11e siècle et la fin du 14e siècle, ne se comprend que comme le foin fauché dans les marges des bibles glosées, ramassé en meules isolées par les uns, mis à disposition de tous par la coopérative dominicaine des postilles d’Hugues de Saint-Cher. La postille de Nicolas de Lyre est encore à sa façon une relecture de la Glose ordinaire enrichie de sources rabbiniques. Bien que Paul de Burgos lui ai fait le reproche de ne pas assez citer les auteurs chrétiens, elle suppose la lecture concomitante de la Glose ordinaire, ne serait-ce que pour commenter les nombreux versets laissés « sine postilla ». Le parallèle avec les apparats qui ont étayé, chez les juristes, la lecture du Code et du Décret, s’impose comme une évidence[1].
Il n’est pas inutile de rappeler ici les principes qui fondent la logique intellectuelle de cette lecture synoptique.
La Révélation chrétienne n’est pas un livre et la Bible n’est pas la Parole de Dieu...
La Bible est d’abord un faisceau de traditions textuelles multiples sélectionnées et codifiées par plusieurs groupes humains. L’histoire commune qui les réunit est faite de l’expérience du conflit du bien et du mal, vécue en société, dans un contexte spatio-temporel précis et relativement limité. La Bible conserve la mémoire stratigraphique des sens donnés à cette histoire par la communauté qui s’y réfère. Elle la lit comme la pédagogie d’un Dieu qui se révèle unique, bienveillant, maître du temps et de l’histoire, libérateur des limites existentielles et morales infligées par le mal et la finitude.
La Bible chrétienne n’est porteuse de sens religieux qu’à la lumière de la foi de ceux qui la lisent, éclairée par la Tradition des Pères. C’est l’Eglise, communauté de baptisés, qui est la dépositaire de la Tradition et l’héritière de la Révélation qu’elle reçoit, c’est-à-dire interprète, sous la conduite et avec l’aide des évêques et des docteurs mais dans le consensus de la foi de tous les baptisés.
La lecture de la Bible à la lumière des auteurs anciens (exégèse dite doxographique) est la forme ordinaire de la réception de l’Ecriture sainte en régime chrétien. Elle est héritée de la structure de la Bible juive dont les livres s’éclairent mutuellement par la mise en abîme d’un faisceau d’expériences de libération et de salut, devenues les clés de la compréhension du sens de l’histoire, du bras qui en guide le cours, et finalement de l’être même du Dieu qui en est l’origine et la fin. Cette révélation n'implique pas l’approbation de tous les comportements humains et sociaux rapportés dans la Bible. Au contraire, les prophètes et le auteurs sacrés dénoncent l’horreur, la violence et les contradictions de leur peuple et de leurs chefs, parfois au prix de leur propre vie. Peu à peu, par touches, se dégage par contraste le visage d’un Dieu aux antipodes de l’image du dieu vengeur, sanguinaire et possessif auquel se réfère, par exemple, le livre de Josué pour justifier la sédentarisation et la prise de possession d’une terre qui appartenait à d’autres, mais dont on réclame l’héritage sans partage. A son tour, le Nouveau Testament prend le relai de la démarche exégétique des prophètes pour conduire à la révélation d’un Dieu fait homme sans cesser d’être Dieu, victime de la violence et vainqueur de la mort. L’interprétation de la Bible est donc considérée par les auteurs chrétiens comme la continuation de la découverte du sens de l’histoire humaine et du mystère divin inaugurée au sein des tribus d’Israël, sous la conduite de l’Esprit de Dieu.
La Bible n’est pas la Parole de Dieu. La Bible chrétienne, comme objet, ne fait l’objet d’aucun culte et d’une vénération relative qui se borne au respect. Le Dieu de la Bible chrétienne ne s'est pas fait "livre" : il s'est fait "homme" sans cesser d’être Dieu. Selon l’épître aux Hébreux, la seule Parole divine que Dieu ait permis à l’homme d’entendre et de voir est lui-même en Jésus-Christ : « Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis, novissime diebus istis locutus est nobis in Filio » (Hbr. 1, 1-2). Le christianisme n’est pas une religion du livre, mais une religion de la parole qui exprime ce que comprend l’intelligence à laquelle Dieu se révèle. La Bible est une référence fondatrice mais elle ne « fonctionne » que dans le contexte d’un système de communication humain qui engage l’esprit, le corps, les sens, la relation sociale et le contexte spatio-temporelle de destinées limitées dans l’être, inscrites dans une histoire. Par elle, le langage des hommes devient le langage d’un Dieu qui communique en se mettant à hauteur d’homme pour élever l’homme à sa hauteur. Il se révèle quand il relève. Il élève quand il se donne à connaître par l’intermédiaire de l’intelligence et du langage verbal des prophètes dont les capacités sont portées par la grâce au-delà de leur potentiel naturel. Cette connaissance révélée n’est pas imposée par une dictée qui court-circuiterait le fonctionnement normal de la création. Elle est se construit en trois temps :
1° Révélation ou moment prophétique (ponctuel) : Dieu éclaire l'intelligence humaine des prophètes, au-delà de leurs capacités naturelles, pour lire les événements du temps afin d’accompagner l’action de leurs contemporains. Cette pédagogie se déploie sur le temps long et trouve son accomplissement dans l’Incarnation où la parole médiate devient immédiate par l’Incarnation du Fils et pour la seule durée de celle-ci.
2° Inspiration ou moment rédactionnel et herméneutique (répété mais limité) : Dieu inspire certains écrivains pour mettre par écrit ce qui, dans l’enseignement des prophètes et du Christ est susceptible d’éclairer d’autres générations, dans d’autres contextes. Le Christianisme considère le temps des prophètes et des auteurs inspirés comme clôt avec la mort du dernier apôtres (fin du 1er siècle après Jésus-Christ). Il considère que les Ecritures n’épuisent pas le contenu de la Révélation, conformément au dernier verset de l’évangile de Jean : « Sunt autem et alia multa que fecit Iesus que, si scribantur per singula, nec ipsum arbitror mundum capere eos
qui scribendi sunt libros ».
3° Tradition ou moment herméneutique (permanent) : Au temps de la révélation succède le temps de l’exégèse. Dieu assiste la communauté de ceux qui croient pour que chaque génération reçoive, s’approprie, approfondisse et transmette ce qu’elle a reçu : l’Ecriture transmise à la lumière de l’intelligence qu’en ont eu les anciens. La Tradition n’est jamais figée. Elle s’enrichit sans cesse en incorporant de façon homogène et sans exclusive. La Tradition n’est jamais obsolète. Le neuf n’y remplace pas l’ancien, il l’anime l’éclaire et développe l’implicite. La Tradition n’est pas qu’orale. Elle inclut la doctrine des conciles, les écrits des auteurs reconnus et les formes liturgiques témoins de la lex credendi.
Par conséquent, le livre et le texte ne « sont » ni "La" Parole de Dieu, ni "la" Révélation : ils en sont les témoins.
- la Bible prend forme - comme livre - par et pour la communauté qui la met par écrit et à qui elle est destinée.
- la Bible fait autorité - comme Livre sacré - en raison de la croyance dans l'inspiration divine de ceux qui l'ont écrite.
- la Bible prend sens - comme Texte source d'intelligence - sous la lumière de la foi reçue des anciens, actualisée à chaque génération par le consensus de ceux qui croient, sous la responsabilité de ceux qui exercent l’autorité (prélats et pasteurs) et de ceux qui détiennent le savoir : savants et docteurs qui garantissent que la Bible est lue en conformité avec le consensus patrum.
- la Bible agit - comme référence fondatrice de l'unité du corps social - lorsque l'appropriation individuelle découle de la réception de la Tradition exégétique commune et oriente l’agir personnel, social et même politique vers l’unité du corps social.
Les deux initiales reproduites sur cette page illustrent ce propos. Elles ornent un des principaux exemplaires de la Magna glossatura de Pierre Lombard sur les épîtres pauliniennes, exécuté à Saint-Victor de Paris dans la décennie qui a suivi la mort de Pierre Lombard (1160-1170). Elles mettent en scène les étapes et les acteurs du processus de la révélation. L’initiale du prologue général (f. 4r) représente Pierre Lombard en train de commenter les épîtres, à la fois en dialogue direct avec Paul et avec l’assistance de l’Esprit saint. La seconde lettrine montre Paul en train d’écrire sa première lettre aux Corinthiens, assisté lui aussi par l’Esprit saint, colombe perchée sur son épaule. Cette lettre est clairement distinguée du moment de la révélation dont il a fait l’objet, évoquée dans les chapitres 2 et 15 de la lettre. (Paris, BnF, lat. 14266, f. 95). La distinction est peu marquée entre l’assistance dont bénéficient les auteurs inspirés et l’assistance dont bénéficie Pierre Lombard docteur et évêque lorsqu’il transmet à son tour ce qu’il a reçu par l’exercice du commentaire. C’est le même Dieu qui agit. L’exégète est un continuateur des auteurs inspirés. Il prolonge l’action des écrivains sacrés et bénéficie d’une assistance similaire. L’artiste a représenté selon les même schéma la communauté des auditeurs de Pierre Lombard et celle des destinataires de Paul, dans les besants situés sur la haste du P de Paul. Les bras levés traduisent la réception et l’assentiment. La mise par écrit et la codification de l’enseignement des prophètes et de la mémoire historique d’Israël relevait déjà de l’interprétation de l’action de Dieu à l’oeuvre dans l’histoire. L’explication des Ecritures est la continuation de l’expérience initiale du salut appropriée par et pour la même Eglise. La connaissance que procure la Bible est le terme d’un ruissellement vertical qui part de Dieu pour aboutir à la communauté. Ses intermédiaires et médiateurs ne sont pas des obstacles mais des relais.
La Bible n'est pas la Parole de Dieu. Pour faire entendre la Parole de Dieu, la Bible doit être interprétée. Et pour que cette interprétation soit fidèle, on cherche à l'inscrire et dans une lecture qui implique la communauté synchronique du sensus fidei sur lequel veillent les pasteurs et la continuité diachronique du consensus patrum dont s'assurent les docteurs. L'assistance de l'Esprit n'est pas un a priori. Dès lors que les trois instances de la communauté, du pouvoir et du savoir concordent, l'Ecriture est fidèlement reçue et peut être à nouveau transmise.
[1] La comparaison entre l’organisation de la Bible en volumes et celle du Codex iuris civilis est explicite dans l’épître dédicatoire du commentaire de Dominique Grima sur le Pentateuque, dédié à Jean XXII en 1319.