page créée le 1er novembre 2024, mise à jour le 14.1.2025
=> Préface de l'édition critique
Avant-propos
L’imitation est le chemin des apprentissages fondamentaux.
Dans le mémoire de la thèse soutenue à Paris en 2002 auprès du jury de l’Ecole nationale des chartres, en vue de l’obtention du diplôme d’archiviste paléographe, nous avions procuré l’édition critique d’une partie de la reportation du commentaire des Psaumes de Thomas d’Aquin, précédée d’une préface provisoire. L’objectif de ce travail était de préparer l’édition critique du Super Psalmos en se rapprochant autant que possible du modèle de l'édition léonine. La discussion stemmatique y est fondée sur l’établissemnt du texte critique d’un sondage préparatoire équivalent à 20 % du texte complet. Ce travail n’a donc pas la prétention d’anticiper le travail, achevé; ni bien sûr d’égaler les préfaces exemplaires des Bataillon, Dondaine, Gauthier, Gils ou Torrell. Il ne s’agit que de prolégomènes destinés à rendre compte de ce que nous avions commencé à entreprendre, bref, de poser les bases de l’édition intégrale. Certains éléments de l’enquête ont cependant déjà été menés, y compris ecdotiquement, sur la totalité du corpus et de ses témoins.
Le projet avait été mis en chantier, en 1995, à l’université de Fribourg en Suisse, sous la direction de Jean-Pierre Torrell, dans le contexte d’un projet de thèse de doctorat en théologie consacrée à la christologie dans l’exégèse des Psaumes de Thomas d’Aquin.
Le P. Torrell orienta immédiatement la thèse vers les commentaires bibliques de saint Thomas. J’avais déjà eu l’occasion de travailler sous sa direction sur la Catena et les procès de canonisation de saint Thomas. Le choix du Super Psalmos ne s’est imposé qu’à la suite d’un dépouillement méthodique de la bibliographie thomiste (Xenia thomistica et instruments similaires) à la recherche du commentaire de Thomas le moins étudié[MM1] . L’absence d’édition critique augmentait l’originalité du Super Psalmos et l’intérêt d’un travail qui y contribuerait.
Nous espérions alors pouvoir travailler à partir des collations de manuscrits déjà entreprises par l’antenne canadienne de la Commission léonine. Jean-Pierre Torrell avait été membre de la Commission quelques années avant d’enseigner à Fribourg. Ne fait pas l’édition d’une oeuvre de Thomas d’Aquin qui veut. Il me fallu ensuite être mis à l’épreuve et en quelque sorte initié. A la demande du Père Bataillon, le P. Deronne, O.P., de l’antenne belge de la Commission, qui avait fait savoir à la Commission son désir de préparer cette édition, accepta de me transmettre le dossier. La restitution des collations canadiennes au siège principal de la Commission, alors à Grottaferrata, fit l’objet de longues démarches. Ce temps d’attente fut mis à profit pour me former et m’initier. Il s’en suivi plusieurs stages de formation auprès de la Commission léonine, sous la conduite de Louis-Jacques Bataillon et Georges-Bertrand Guyot. J’étais à Bordeaux lorsque le Père Bataillon m’écrivit qu’il vallait mieux que je recommence l’intégralité de la collation des témoins. Le « texte de base » préétabli pour les feuilles de collation canadiennes était une composition hybride qui risquait de prêter à confusion. Nous décidâmes de recommencer le travail à partir du texte de l’Index Thomisticus, à peu près équivalent à celui de l’édition de Parmes (1863 Ed13), mais assorti de quelques corrections muettes faites à partir du manuscrit le plus ancien (Bo).
Cette marque de confiance n’était pas un cadeau car elle repoussait l’échéance de la thèse et en doublait la difficulté puisqu’elle ajoutait le défi de l’édition critique – au sujet de laquelle j’avais tout à apprendre - à celui de l’analyse dogmatique. Cette décision a joué un rôle décisif pour la suite de ma carrière. Il n’était pas réaliste ni juste d’échaffauder une démonstration théologique sur la base de quelques extraits, sans avoir une vue d’ensemble de la tradition manuscrite, du statut de l’oeuvre et de ses sources fondamentales. En outre, les enjeux du projet demandaient une formation méthodique que l’apprentissage ‘sur le tas’ au cours des séjours à Grottaferrata ne pouvait remplacer.
Mon père me persuada alors de suivre la formation de l’Ecole des chartes comme élève étranger. Je réussis dès la seconde année à trouver un travail comme responsable des fonds anciens de la Bibliothèque de l’Institut catholique de Paris. Si cela m’assurait l’indépendance financière nécessaire, la charge de travail n’en était pas allégée. D'entente avec le P. Torrell et mes nouveaux formateurs, la thèse de théologie s’effaça devant l’édition critique du Super Psalmos. La thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste paléographe fut soutenue en 2002 devant un jury de l’Ecole des chartes qui réunissait Jean-Pierre Torrell, Jacques Verger, Gilbert Dahan, Pascale Bourgain, le P. Bataillon était empêché par un accident de santé.
La thèse de l’Ecole fut donc suivie par la préparation d’un doctorat en histoire à la Sorbonne. L’histoire des réceptions médiévales du Psautier - La harpe des Clercs - n’avait pas d’autre but que répondre aux questions contextuelles soulevées par l’introduction historique de l’édition du Super Psalmos. Celle-ci m’avait fait comprendre qu’il n’était pas possible de comprendre et d’éditer les commentaires bibliques du Moyen Âge central sans comprendre leur rapport à la Glose et à ses versions. Bien qu’engagé à temps plein à la Bibliothèque de l’Institut catholique, chargé de cours d’histoire de la Liturgie, membre de l’Ecole française de Rome, ATER à l’Ecole des chartes, je soutenu ma thèse en 6 ans. Le concours du CNRS, la logique des projets collectifs m’éloignèrent ensuite de l’achèvement du Super Psalmos qui est demeuré à l’horizon de mes recherches jusqu’à ce jour. Editer aujourd'hui le Super Psalmos, ou tout autre commentaire biblique, implique le recours à des instruments de travail modernisés. Les sources exégétiques, comme les feux de forêts, sautent les obstacles. Les commentateurs puisent parfois leur inspiration loin des lieux parallèles stricts. Pas d’édition d’un Super Psalmos sans une vision claire de la Glose de Pierre Lombard et des postilles d’Hugues de Saint-Cher, sans accès au texte médiéval de la Bible et à ses correctoires. L’édition du Psaume 21 avec la corruption de la référence au Deuxième concile de Constantinople, m’avait mis dès 1995 sur la piste de relations de Thomas avec les conciles, les sources byzantines – regardées alors de loin comme un Olympe inaccessible – me conduisirent à la Catena ; l’édition de la Catena me ramène désormais au Super Psalmos. Trente ans sont passés comme l’éclair. Le “thomisme biblique” aujourd’hui à la mode n’existait pas alors. Il rend désormais nécessaire sinon encore l’achèvement, au moins la transmission du travail effectué.
L’expérience d’autres projets permet aujourd’hui de reprendre avec sérénité l'entreprise laissée en stand by depuis 2002 en adoptant provisoirement la forme d’une édition électronique dynamique qui mettra à disposition l'état de la recherche à jour. Je mets donc en ligne,
après quelques remaniements mineurs, une nouvelle version du mémoire de 2002 en guise de préface provisoire. La mise en ligne du texte édité - le sondage préparatoire étendu progressivement à l'intégralité du commentaire - demande encore un peu de préparation technique[1].
Les philologues savent à quel point la multiplication – dès le XIIIe siècle – des “versions” ou des “traditions indépendantes” des oeuvres de saint Thomas complique la tâche de leur édition critique.
Cette édition diffère donc de celle de 2002. Certaines lectures du texte initialement établi ont été corrigées, certaines notes complétées. Elle tient compte de l’avancée des collations et de la recherche, notamment grâce à l’expérience parallèle de la Catena aurea. La disposition originale de la thèse avait adopté un double apparat avec renvois aux numéros des lignes de la page d’alors. Ce système est désormais remplacé par des notes conventionnelles. Le format électronique dynamique, en permettant la consultation en accès libre d’une version scientifique complète, mise à jour régulièrement, change profondément la donne et le statut de l’édition papier. L’édition électronique reste potentiellement ordonnée à la version imprimée mais la possibilité des modifications et la complexité du matériau traité en repoussent sans cesse l’échéance. Les deux seront désormais complémentaires, ce qui est premier dans l’ordre d’intention demeurant ultime dans l’ordre d’exécution...
Seule a été diffusée, entre la mort de Thomas et la canonisation, une version révisée de la reportation initiale, amputée des notes du quatrième nocturne laissé inachevé (Ps. 52 à 54). Le seul manuscrit complet de la reportation des Psaumes 1 à 54 a subsisté à Naples jusqu’en 1944 où il a été détruit par le feu à l’occasion des bombardements alliés qui ont détruit la villa Filangeri où les archives médiévales du Royaume avaient été mises à l’abri, pensait-on.
Depuis la destruction de ce manuscrit, le meilleur témoin conservé de la reportation révisée et diffusée après la canonisation est le commentaire des Psaumes du dominicain italien Jean de Aversa le jeune. Ce commentaire est incomplet. Il existe en deux versions l’une, longue et l’autre prolixe. La version longue, qui est aussi celle qui contient le plus de citations littérales, est conservée à Milan. Les citations du de la reportation y sont mêlées au commentaire de Pierre de la Palud et de Nicolas de Lyre. Nous étions convenu avec le Père Bataillon dès 1995 que l’édition critique du texte de la tradition directe devrait être complétée dans un second temps par la collation du commentaire de Jean de Aversa.
La diffusion de la reportation se réduit à quatre manuscrits et à des éditions qui reproduisent l’édition princeps de 1505 avec d’infimes variantes. Ces témoins sont comme autant de relectures sucessives de la reportation initiale, lacunaire et souvent obscure conservée dans le seul manuscrit de Bologue Bo. Loin de faciliter la compréhension du texte, chacune de ces relectures marque un plus grand éloignement à l’égard de l’acte exégétique initial du maître dominicain.
L’exemple de la dégradation d'une simple référence biblique plante le décor qui se répète d'un bout à l’autre de la postille : Sp 2:3 : La référence à Is. 30 est lue Ys. 30 (tricesimo) par la reportation de Bologne et la version prolixe du commentaire de Jean de Aversa (M), puis, par ordre chronologique, chaque copiste corrompt un élément graphique signifiant. V écrit 3° au lieu de 30°, F et V1 ne retiennent que 3. Enfin l’édition princeps (Ed1505 et €) restaure la capitulation correcte, signe que l’éditeur a pris la peine de vérifier l’exctitude des références bibliques.
Chaque manuscrit est par ailleurs contaminé par la culture théologique et les a priori implicites des copistes et éditeurs, de plus en plus dégradées par la perte de conscience de l’intention originale et du contexte historique de l’oeuvre, en particulier de la dépendance souvent littérale à l’égard de la Magna Glossatura.
L'apparat des sources du mémoire de 2002 doit être allégé pour mettre en évidence les seules sources directes et explicites de Thomas d’Aquin. La diffusion confidentielle de la reportation et son étroite dépendance à l’égard de la Magna Glossatura ne nécessitent pas qu’on déploie à cette occasion toute l’épaisseur des traditions exégétiques qui relèvent plutôt de l’apparat de la Magna glossatura[2]. Thomas ne commente pas la Glose de Laon mais celle de Pierre Lombard. Nos citations de la Glose de Laon (Glossa ordinaria) ont été faites en référence à l’édition princeps (Rusch 1480/1481) dont la glose marginale est souvent contaminée par la Magna Glossatura. Sauf cas particuliers où le renvoi à la Glose de Laon s’impose, les liens entre les deux versions n’ont pas à être précisés dans l’apparat des sources du Super Psalmos. Ils relèvent de l’édition de la Magna Glossatura.
Le principal enjeu de cette édition réside dans la mise en évidence des lieux parallèles du corpus thomasien qui font de la reportation sur les Psaumes un témoin privilégié et ultime de la réception de la pensée de Thomas d’Aquin par lui-même dans les derniers mois de son existence, ainsi que par son plus proche collaborateur, Réginald de Piperno.
On a écrit beaucoup de choses inexactes au sujet de la nature de ce commentaire. Son intention n’est pas d’abord liturgique mais théologique. Il s’inscrit dans une longue tradition qui a privilégié le choix de la Glose sur le Psautier et le corpus paulinien pour la formation du clergé de l’Eglise grégorienne. Le choix de commenter les Psaumes dans la seconde moitié du 13e siècle en parallèle avec les épîtres de Paul révèle cependant une intention originale. Celle de fonder le studium théologique de Naples sur le socle exemplaire des écrits et, plus encore, de la méthode de Pierre Lombard. Il s'agit pour Thomas d’Aquin de préférer l’analyse des sources et de la continuité historique de l’intelligence des textes à la théologie du langage, des jeux de mots et des jongleries sémantiques par associations verbales. Les excès de la mode des distinctions, héritée de l’école biblico pastorale parisienne étaient en passe de détourner les théologiens de l’étude même de la Bible, comme on le verra dans les décennies suivantes.
La postille donc est une lecture scolaire, napolitaine de la Magna glossatura de Pierre Lombard sur les Psaumes, faite par l’auteur de la Tertia pars de la Somme de théologie en cours de rédaction, après la rédaction de la Prima et surtout de la Secunda Pars, au moment où Thomas commentait la Rhétorique et les Méthéores d’Aristote.
Lorsque la Magna Glossatura et les sources majeures de la culture psalmique latine ne suffisent pas à rendre compte de la formulation du commentaire, deux sources ont été insuffisamment explorées à ce jour : les chaînes grecques et les sources hébraïques. L’histoire de la Catena oblige à se poser la question du rapport, sans doute ponctuel, aux chaînes. Pourquoi l’intérêt manifesté pour les sources non latines se serait-il borné aux Evangiles ?
L’originalité majeure du commentaire, jamais signalée ni étudiée, à ma connaissance avant le mémoire présenté en 2002, est la mention fréquente par Thomas de variantes latines du texte des Psaumes « selon l’hébreu ». Lorsqu’après une certaine mise à l’épreuve et plusieurs stages de formation à Grottaferrata (à partir de 1995) Louis-Jacques Bataillon me confia le dossier, il me signala ce point comme la difficulté principale de l’édition du commentaire. La version diffusée du commentaire les a en grande partie évacuées par des leçons facilitantes. L’édition critique permet de les restituer. Nous avons pu vérifier qu’il ne s’agissait pas de citations corrompues de la traduction du Psautier hébreu faite par saint Jérôme (Psalterium iuxta Hebreos), ni d’aucune autre traduction ou lexique connus à ce jour. Mais nous avons également pu vérifier leur conformité à la lettre du texte hébreu massorétique, ce qui constituait en réalité une avancée majeure. Il s’agit en réalité d’équivalences lexicales, plutôt que de véritables traductions. L’origine textuelle de ces leçons demeure cepedant d’autant plus mystérieuse qu’on les retrouve noyées dans la traduction juxta linéaire du Psautier hébreu de Sante Pagnini (†1541) publiée en 1527. S’il a eu connaissance du manuscrit Bo, Pagnini dont la parfaite connaissance de l’hébreu n’est pas contestable, les a validées. Le plus vraisemblable est qu’il ait eu accès à la même source que Thomas lors de son enseignement italien à Florence ou plutôt à Rome entre 1521 et 1527.
L’expérience déconseille la diffusion des éditions critiques provisoires. Néanmoins le mieux est l’ennemi du bien. Les évolutions des techniques et des usages, ainsi que les demandes réitérées, incitent à reprendre le dossier pour mettre progressivement en ligne les données stabilisées de l’édition en préparation. Certaines annexes seront ou ont déjà été publiées ailleurs.
Cette solution paraît aujourd’hui préférable à la diffusion du mémoire de 2002, ici allégé des pièces déjà publiées ou à paraître sur Sacra Pagina CNRS. Sans engager la Commission léonine, elle met à disposition un état actualisé – ou tout au moins actualisable - de l’édition en cours, référencé et citable. L’achèvement total demandera encore de la patience.
Je remercie Adriano Oliva, président de la Commission léonine des éditeurs de saint Thomas d’Aquin, de me faire l’amitié de sa compréhension et de ses encouragements pour que le fruit du travail déjà entrepris soit mis à disposition de tous et surtout pour qu'il se poursuive usque ad finem.
Martin Morard,
11 novembre 2024, fête de saint Martin
[1] Pour une première présentation voir M. Morard, « Le Commentaire des Psaumes de saint Thomas d’Aquin », dans École nationale des chartes, Positions des Thèses soutenues par les élèves de la promotion 2002 pour obtenir le diplôme d’archiviste paléographe, Paris, 2002, p. 191-199.
[2] Pour la mise en contexte historique du Super Psalmos ; cf. M. Morard, La Harpe des clercs : réceptions médiévales du Psautier entre pratiques populaires et commentaires scolaires, thèse de doctorat en Histoire, dir. Jacques Verger, Paris-IV - Sorbonne, 2008, 3 vol., 2870 p.