Martin
Morard (4.4.2022, dernière modification 23.1.2024) (version 3)
1. Les postilles bibliques attribués à Hugues de Saint-Cher dans le second quart du 13e siècle doivent être distinguées de la Glose dominicaine qui lui est aussi attribuée et qui a été diffusée environ 10 ans après les postilles d’Hugues. Les deux ensembles ont souvent été considérés comme deux versions du même commentaire. Il s’agit en fait de corpus, de mises en page, de contenus qui répondent à des finalités intellectuelles et sociales différentes. Le commentaire de certains livres est commun aux deux corpus, d’autres puisent abondamment dans les postilles d’Hugues ou contiennent un matériau partiellement commun. Ce que nous entendons ici par « Glose dominicaine » a souvent été considéré comme une version ‘brève’ ou abrégée des postilles d’Hugues ; on l’a parfois qualifiée à tort de version « A » : sa diffusion manuscrite est pourtant indubitablement postérieure à celles des postilles bibliques.
2. Le titre de Glose dominicaine a été attribué jadis par Philippe Buc (L’ambiguïté du livre) aux postilles bibliques d’Hugues qui ont été diffusée par l’imprimerie à la fin du Moyen Âge. Cette dénomination doit être bannie de l’usage. Elle est inadéquate et inadaptée. Les postilles manuscrites ne se présentent pas comme une bible glosée, mais comme un complément de la Glose ordinaire (pour en savoir plus voir ici M. Morard, Les postilles d’Hugues de Saint-Cher : un apparatus ad Glossam). La Glose dominicaine est en revanche un corpus biblique glosé à proprement parler, destiné à l’usage des dominicains. Son auteur n’est probablement pas Hugues de Saint-Cher seul, même s’il en a peut-être patroné la publication ou qu’elle lui a été attribuée par respect ou par ignorance.
3. Tous les manuscrits de la Glose dominicaine identifiés (voire base GLOSSEM) sont postérieurs aux années 1240. La tradition du texte est plus homogène et plus compacte que celle des postilles. Le corpus intégral occuppe en moyenne trois volumes épais. On ne conserve pratiquement aucun ensemble complet.
4. La plupart des manuscrits sont anépigraphes. Certains exemplaires l’attribuent explicitement à Hugue. De rares manuscrits évoquent la coexistence des deux corpus tout en les distinguant.
5. A la différence de la postille hugonienne, le Glose dominicaine se présente comme une bible glosée dotée d’une mise en page spécifique, inspirée des gloses juridiques de Bologne. A l’instar de celles-ci, le texte commenté est situé au centre de chaque feuillet, mais à la différence de celle-ci, le texte biblique occupe peu d’espace. Tantôt il est réduit à la taille d’une colonne partielle, centrée, enclavée de part et d’autre par le texte du commentaire, tantôt il forme une colonne complète étroite, centrée, flanquée de part et d’autre d’une large colonne occupée par un commentaire continu et dense. La mise en page de ce corpus est souvent assimilable à un puzzle en trois pièces asymétriques enclavées (colonne de gauche, pavé biblique et colonne de droite), dont les dimensions varient de feuillets en feuillets. De rares manuscrits de la postille d’Hugues, sont mis en page en forme de livre biblique glosés. Plus rares encore sont les manuscrits de la postille copiés avec le texte biblique selon la mise en page typique de la Glose dominicaine (par ex. Arras, BM, 29).
6. Dans l’état actuel de nos observations, il semble donc qu’on puisse comprendre ce corpus comme une tentative concertée entre Hugues et ses successeurs parisiens de procurer une version semi portative de la Bible glosée associant une version allégée de la Glose ordinaire et des postilles d’Hugues. J’ai démontré ailleurs[1] que le commentaire du Psautier de la Glose dominicaine est une abréviation drastique mais littérale de la Grande Glose de Pierre Lombard et qu’il n’a aucun point commun avec la postille hugonienne sur les Psaumes (Egredimini). Pour les autres livres, le texte se caractérise par une sorte de concaténation de la postille longue d’Hugues et d’extraits de la Glose ordinaire dans des proportions qui restent à évaluer[2].
7. Nous formons l’hypothèse que la Glose dominicaine a été publiée sous l’autorité des prieurs provinciaux de la province de France dans le but de mettre à disposition des prédicateurs dominicains un compendium de la Glose ordinaire et des postilles d’Hugues. Le caractère collectif et concerté de l’initiative explique les hésitations dont témoignent les manuscrits au sujet de l’attribution de la Glose dominicaine.
8. L’auteur de la Glose est probablement Pierre de Reims[3]. Ce prélat dominicain appartient à la première génération des dominicains parisiens. Hugues de Saint-Cher entra dans l’ordre sous son provincialat (1224 à 1233) ; il lui succéda comme prieur provincial de France et de prieur Saint-Jaques. de 1233 à 1244. Après son accession au cardinalat en 1244, Pierre reprit la charge de provincial (1244-1245)[4], jusqu’à son élection comme évêque d’Agen en 1245 ; il est mort vers 1247.
9. Bernard Gui associe directement Pierre de Reims à la production parisienne des gloses bibliques dominicaines : « Frater Petrus Remensis [...] qui de glossis maxime super totam Bibliam compendiosum opus et bonum et alia bene utilia scripsit. Hic fuit prior provincialis Franciae [1224-1233 ; 1244-1245] et inde factus est episcopus Agennensis [1245-1247], tempore magistri Ioannis Theutonici »[5]. Quétif déclare ce travail perdu[6]. Nous pensons pour notre part qu’il se confond en partie avec celui d’Hugues de Saint-Cher et correspond à la version dite ‘brève’ (ou version ‘A’) des postille d’Hugues.
10. Humbert de Romans succéda à Pierre de Reims à la tête de la province de France ; il s’attela à d’autres travaux collectifs bien documentés (l’uniformisation des Ecclesiastica officia dominicains). Ce contexte donne à penser que l’entreprise de la Glose dominicaine était achevée à la fin du provincialat de Pierre de Reims, tout comme celle des postilles d’Hugues le fut avant la fin de son provincialat . Si on prend au pied de la lettre les notices de Bernard Gui, les postilles d’Hugues précèdent le travail de Pierre de Reims, ce qui est confirmé par la codicologie des manuscrits conservés. Gui distingue le travail de Pierre de Reims de celui d’Hugues qu’il décrit au paragraphe précédent d’une manière légérement différente : « Postillas fecit super singulos libros Scripture Sacre, scilicet Biblie, ubi postmodum multi hauserunt »[7]. Le terme de « Glose » est associé au travail de Pierre de Reims, tandis que celui d’Hugues est qualifié de « postille ». Cette distinction correspond exactement à la mise en page des manuscrits conservés. La notice de Bernard Gui renvoie à un travail conséquent et intégral qui ne peut s’expliquer que par une implication directe dans le travail de préparation des postilles hugoniennes et de ce qu’on appellerait aujourd’hui leur « valorisation » par la Glose dominicaine. La Glose dominicaine est trop conséquente pour avoir été composée entièrement après le départ d’Hugues. Les deux entreprises ont probablement été contemporaines ; elles ont puisé aux mêmes sources ce qui pourrait expliquer la parenté partielle de leur contenu[8]. Certains livres bibliques comme le commentaire des prophètes mineurs (RB-6820), ou la fin de la postille sur les Psaumes (Ps. 136 à 150) leur sont communs[9]. La postille sur les Petits prophètes imprimée sous le nom d’Hugues de Saint-Cher est identique à celle de la Glose dominicaine. Dans le ms. 16 de la Sorbonne (Sor16), une main du 13e siècle l’attribue à un certain« frère Pierre des Prêcheurs» qui est probablement Pierre de Reims : « … Expliciunt postille fratris Petri, de Predicatoribus super XII Prophetis ».
11. Plutôt que d’envisager les deux entreprises comme concurrentielles, il faut plutôt les comprendre comme répondant chacune à un objectif complémentaire. Les postilles d’Hugues, à visée plus encyclopédique, sont destinées à la formation théologique des prédicateurs en studia ; elles présupposent la présence annexe de la Glose ordinaire. La Glose dominicaine, compilatoire et sélective, associant le texte de la Bible aux commentaires, est destinée à servir de ‘couteau suisse’ aux ouvriers de la prédication itinérante formés. Comme dans toute entreprise collective, la lumière des uns est l’ombre des autres. Le travail de Pierre de Reims a été confondu avec celui d’Hugues de Saint-Cher. Sa mémoire a été ensevelie dans la gloire de l’illustre confrère qu’il avait reçu dans l’ordre de saint Dominique en 1224, dont il avait encouragé l’oeuvre exégétique, devant lequel il s’était effacé en lui cédant le provincialat en 1233. La reconnaissance ecclésiastique d’Hugues ne se fit pas attendre : moins d’un an après avoir été cardinal, Pierre de Reims est consacré évêque, ce qui a certainement mis un terme à la diffusion dominicaine de la Glose dominicaine, Pierre ne disposant plus comme évêque de l’armée de secrétaires aguerris aux travaux collectifs que lui procurait la vie conventuelle parisienne.
[1] Morard 2000, Morard 2008.
[2] Voir en particulier les sondages effectués dans le livre de Rt.
[3] Scriptores ordinis praedicatorum, t. 2, p. 256-257, § 3327.
[4] SOPMA-3327 ; ibid. 3, p. 256 sqq. ; SOP 1, p. 115-117. RB-6318-6321.
[5] Th. Kaeppeli ed., Stephanus de Salaniaco et Bernardus Guidonis. De Quatuor in quibus Deus praedicatorum ordinem insignivit, Roma, 1949, MOPH 22, p. 31.20-25. = SOP 1, 117a.
[6] C’est par erreur que Eugène Bernard, Les dominicains dans l'université de Paris, ou Le grand couvent des jacobins de la rue Saint-Jacques, Paris, 1883, p. 61 affirme que Fleury, Histoire ecclésiastique, liv. 78, t. 16, p. 499 aurait mentionné un commentaire de Luc par lequel Pierre de Reims avait charmé les frères de St-Jacques. Fleury fait mentionne seulement le commentaire de Jourdain de Saxe sur Luc.
[7] Th. Kaeppeli ed., Stephanus de Salaniaco et Bernardus Guidonis. De Quatuor in quibus Deus praedicatorum ordinem insignivit, Roma, 1949, MOPH 22, p. 31.13-14.
[8] A ce propos, voir ici M. Morard, Les postilles d’Hugues de Saint-Cher : un apparatus ad Glossam.
[9] Cf. Morard 2000.