BIBLIAE CAPITULA. Les divisions de la Vulgate en chapitres à la fin du Moyen-Âge

page créée par Martin Morard le 21.7.2023, mise à jour le  10.1.2024 (version 5)

© Paris, BnF, lat. 14417


Divisions juives ou divisions chrétiennes ? 3

Aux origines de la capitulation parisienne 7

La liste P14417 (Etienne Langton) 7

La bible Ωet la transition insulaire des capitulations 9

Tableau comparatif  (incipits et numéros de chapitres) 10

1.       Une bible est une collection de livres, organisée en sous-ensembles à géométrie variable, selon les traditions religieuses, liguistiques, théologiques et textuelles. Les partitions des bibles chrétiennes sont textuelles ou matérielles. Les unes comme les autres reçoivent des noms souvent mals définis et surtout compris différemment selon les périodes et les contextes.

2.       Le premier niveau d’organisation est l’association d’un à plusieurs livres en unités susceptibles d’une tradition textuelle indépendante. Ces ensembles sont désignés par des titres récapitulatifs ou collectifs, indicatifs de leur contenu : le Pentateuque, l’Octateuque, les livres historiques, l’Ancien et le Nouveau Testament, l’apostolus (corpus paulinien), le proxapostolus (Act., épîtres canoniques, Apc.) etc. Certains de ces regroupements correspondent à des entités codicologiques. La plupart sont des réorganisations théologiques proposées, à partir du 12e siècle surtout, par les commentaires scolaires des prologues hiéronimiens, en particulier celui de la lettre 153 Frater Ambrosius qui commente le contenu du canon tel que le conçoit sain Jérôme.

3.       Certains des livres de la Bible contiennent des parties annexes ou des ajouts, souvent traduits du grec et sans équivalent hébreu, parfois munis de titres ou expliqués par des rubriques[1]. Il ne s’agit pas de livres distincts, mais d’extensions ou d’annexes. Leur division en chapitres et la numérotation de ceux-ci varie plus que celle des livres du fonds commun.

4.       Par capitulation de la Bible, on entend tout système de division des livres de la Bible en chapitres (caput ou capitulum). Ces divisions peuvent être numérotées ou muettes (pieds-de-mouche, espacements, retours à la ligne, etc.). Il faut distinguer de la capitulation la versiculation ou division en versets (versus, per cola et comata, etc.). Il faut aussi les distinguer des sommaires, titres prolixes ou manchettes marginales qui ont accompagné et parfois remplacé les numéros de chapitres nus, principalement avant le 13e siècle[2]. Divisions et sommaires ont deux fonctions distinctes. Les sommaires sont des indications de contenu, à teneur partiellement exégétique (ils véhiculent une certaine interprétation des contenus). Les divisions en chapitres sont des divisions neutres, sans portée sémantique, destinées à faciliter le référencement et à permettre des concordances thématiques ou verbales.

5.       En latin capitulum / capitula est loin d’être univoque. Par exemple, capitulum désigne les titres de chapitres des florilèges bibliques thématiques de Paterius (v. g. Liège, Bibliothèque universitaire, ms. 79, f. 1-3 : « Expliciunt capitula libri Genesis ». La possibilité de leur report en tête de manuscrits bibliques, destinée à permettre la mise en relation du Texte et de ses commentaires patristiques, doit être prise en compte comme une des déclinaisons codicologiques possibles de l’association de la Bible et de son contexte herméneutique, fondamentale dans le Christianisme ancien et médiéval.

6.       Les circonstances de l’établissement et de la réception des capitulations de la Bible dites parisiennes demeurent problématiques. Je poursuis ici une réflexion commencée à l’occasion des discussions qui ont eu lieu au cours du colloque de 2006 consacré à Étienne Langton, (†1228)[3]. Aujourd’hui, l’édition électronique de la Bible latine du Moyen Âge tardif et de ses gloses incite à revenir sur ce dossier à la lumière des recherches récentes, en particulier de la précieuse étude de Chiara Ruzzier sur la production des bibles portatives latines du 13e siècle[4]. 

Divisions juives ou divisions chrétiennes ?

7.       La rédaction de comptes-rendus critiques est au moins aussi douloureuse pour ceux qui les écrivent qu’elle peut être irritante pour ceux qui en font l’objet. Heureusement, il arrive que les débats se révèlent féconds et stimulent l’approfondissement des questions ouvertes. Dans le compte-rendu publié à la suite du colloque cité, je relatais en particulier les thèses exposées par Paul Saenger au sujet de l’attribution à Étienne Langton de la division de la Bible en chapitres et de leur origine hébraïque. Paul Saenger a entrepris avec Laura Bruck une étude comparative des divisions en chapitre des bibles anglaises et françaises du xiiie siècle. Il avait isolé, dans certaines bibles anglaises, un groupe de variantes originales du point d’insertion de la lettre A qui indique le début du septain des divisions alphabétiques en chapitres. Son attention a été attirée à ce sujet par plusieurs particularités du manuscrit Cambridge, Corpus Christi College 48, copié probablement à l’abbaye de Saint Alban sous l’abbé Simon (1167-1183), alors que Langton débutait à peine sa carrière parisienne (1180). Les lettres hébraïques y sont correctement calligraphiées en marge des strophes alphabétiques des Lamentations, ce qui tranche avec les translittérations habituelles qu’on trouve à cet endroit. La mise en page en trois colonnes parallèles, format qui, selon P. Saenger serait caractéristique des bibles hébraïques antérieures au xiiie siècle, est quasi inusité pour la Vulgate. Mais surtout, toutes les capitulations paraissent contemporaines et correspondent à la division langtonienne du xiiie siècle, à l’exception de quelques livres où on retrouve la capitulation du groupe anglais mentionné : de seconde main pour le Pentateuque et de première main pour Isaïe. Cette capitulation correspond exactement pour le nombre et souvent même pour le début des chapitres, aux lectures liturgiques du shabbat juif où, selon la tradition palestinienne, le Pentateuque est réparti en péricopes de manière à être lu intégralement approximativement tous les trois ans. P. Saenger suggère que la capitulation moderne résulte de l’intention de constituer une bible latine calquée sur le modèle de la bible hébraïque, née dans le milieu de l’abbaye de Saint-Alban à la fin du xiie siècle. Langton n’aurait donc pas inventé mais réutilisé ce nouveau système, d’origine monastique anglaise et d’inspiration juive[5]. La présence inusitée de Moïse présentant les tables de la loi en initiale de la Genèse viendrait, a précisé Patricia Stirnemann (Institut de recherche et d’histoire des textes-Paris), à l’appui de la thèse d’une inspiration hébraïque de cette édition de la bible.

8.       La thèse est brillante et a pour elle une évidence:rien n’oblige à supposer que la capitulation langtonienne résulte d’un partition intégralement nouvelle et originale. De l’Antiquité à la Renaissance, dans les monuments comme dans les textes, la méthode du réemploi a dominé les évolutions culturelles. Pourquoi la structuration de la Bible y aurait-elle échappé ? Le parallèle avec les divisions hébraïques ne peut être éludé non plus. Mais il y faut mettre deux bémol. A quoi se réfère dans ces conditions les capitulations des livres de la Vulgate qui n’ont pas d’équivalent en hébreux ? Quel modèle Langton a-t-il suivi pour les livres et chapitres qui ne font pas partie de la lecture synagogage ? Enfin, quel modèle de capitulation langtonienne faut-il retenir comme point de comparaison ? Les hypothèses de Paul Saenger, pour pouvoir être retenues et vérifiées, suppose que l’on dispose d’une édition ou tout au moins de la transcription d’un témoin de référence de la capitulation parisienne dite langtonienne.

9.       Il convient donc de ne pas lire la ‘découverte’ de P. Saenger de manière ingénue et de tenir compte des observations faites par d’autres participants au colloque, spécialement L.-J. Bataillon, dont l’édition du commentaire des XII prophètes suffit à montrer que le système de capitulations bibliques utilisé par Langton était encore loin d’être uniforme et cohérent aux alentours de 1203. Non seulement il recourt aux deux systèmes de capitulation – l’un ancien, fait de chapitres courts, l’autre ‘nouveau’[6] fait de chapitres plus longs –  mais il critique lui-même la division de certains chapitres, correspondant aux capitulations nouvelles, dans son commentaire d’Aggée. Ceci confirme la préexistence des capitulations langtoniennes, sans justifier une influence directe de la bible de Saint-Alban sur celles que tenaient en main Langton et ses étudiants.

10.   L’idée d’une imitation de la mise en page des bibles hébraïques peut surprendre. Il n’est peut-être pas heureux de parler de mise en page à trois colonnes pour le Sepher-Torah où les colonnes se succèdent sur la largeur des rouleaux, d’un bout à l’autre de ceux-ci. Quant aux codices, a priori non liturgiques, la mise en page en trois colonnes y est certes fréquente dans les bibles juives, mais les bibles chrétiennes ne l’ont pas reproduite, sauf par exception. L’adoption par les chrétiens de la division séquentielle du cycle triennal juif avait déjà été formulée il y a une quarantaine d’années par Ch. D. Ginsburg, bien que cette division ne soit pas toujours en accord avec celle des péricopes mises au point par les massorètes[7]. En raison de l’instabilité du texte massorétique médiéval, insuffisamment prise en compte par P. Saenger, les divisions pouvaient différer selon qu’on se référait à la tradition palestinienne ou babylonienne, occidentale ou orientale, et surtout selon les manuscrits utilisés à l’intérieur de ces traditions. En admettant que les divisions de la Bible chrétienne coïncident partiellement avec celles de la Bible juive, il faut aussi se demander si la logique narrative du texte biblique n’en serait pas souvent la cause, autant, sinon plus, que l’imitation de modèles anglais ou hébraïques.

11.   Par ailleurs, la tendance à se rapprocher de la Veritas hebraica, est une évidence inscrite dans les gènes de l’exégèse patristique ; elle a connu un regain de vigueur auprès des clercs érudits et jusque dans l’enseignement de la théologie dans le contexte de la réforme ecclésiastique du clergé, particulièrement dans la seconde moitié du xiie siècle[8]. Cette orientation, posée par saint Jérôme dès sa lettre à Sophronius (prologue Scio quosdam du Psautier Iuxta Hebreos), a valeur de paradigme pour tout le Moyen Âge. Il est vrai que les anglo-saxons ont accordé dès le xiie siècle beaucoup d’importance aux langues bibliques et à la mise en texte (qu’on songe aux travaux d’Herbert de Bosham), tandis que les continentaux peuvent paraître plus préoccupés par les implications doctrinales et morales du texte biblique. Cependant, Langton n’avait pas besoin de la bible de Saint-Alban pour prendre modèle sur les bibles de la communauté juive avec laquelle les théologiens chrétiens du continent étaient aussi en débat. Constamment, ils se voyaient opposer l’objection des différences textuelles entre leurs textes et ceux de la bible juive. Fréquemment, leurs interlocuteurs juifs leur montraient leurs livres sacrés. Les maîtres parisiens des dernières décennies du xiie siècle, comme Prévôtin de Crémone, font allusion aux bibles des juifs et à leur façon de diviser le texte biblique, sans avoir jamais traversé le Channel[9]. Si les chrétiens ont cherché à s’informer du texte de la bible hébraïque, on peut se demander si, au point de vue des systèmes de référence, l’inverse ne s’est pas aussi produit, au moins dans certains milieux. Les études de Michèle Durkan suggèrent que ce sont les milieux juifs qui ont mis tardivement (xive siècle) en place un système de référence numérique des divisions bibliques pour imiter les chrétiens et être à même de discuter avec eux[10].

12.   Notons qu’il n’y a pas de continuité entre la capitulation biblique attribuée à Langton et celle des bibles imprimées de l’époque moderne, progressivement mises en place au cours du xvie siècle. Les capitulations et numérotations de versets établies par le dominicain italien Sante Pagnini au xvie siècle, puis réutilisées dans les bibles éditées, entre autres, par Robert I et II Estienne, n’ont pas été établies à partir des bibles latines médiévales, mais du texte de bibles hébraïques et grecques. Ici encore, les convergences partielles des divisions langtoniennes et des bibles érudites       du xvie siècle s’explique par la volonté du christianisme occidental de se calquer, à chacune des périodes-clés de son histoire, non pas spécifiquement sur la liturgie juive, mais sur les manuscrits de la Bible hébraïque. Et à ce stade, les systèmes ne se mirent pas en place d’un coup et sans tâtonnements, car la capitulation hébraïque n’est pas aussi stable qu’on le croit souvent. Cela implique, méthodologiquement, que les capitulations modernes ne permettent qu’une étude approximative de la mise en place des capitulations langtoniennes et de leur originalité. Ce sont les bibles hébraïques médiévales et les systèmes latins pré-langtoniens qui doivent être étudiés en priorité.

13.   La liturgie chrétienne a continué tout au long du Moyen Âge, et au-delà, à subdiviser les livres de la Bible en fonction d’une capitulation spécifique qui permettait la lecture à peu près complète de la Bible divisée en péricopes, au cours de l’office de nuit de la liturgie des heures. L’adoption de la nouvelle capitulation par la Bible ‘parisienne’ ne rendit pas caduque ces divisions liturgiques. Celles-ci sont inégalement marquées dans les bibles de chœur et les textes assimilés; elles ont rarement fait l’objet d’une numérotation continue. Elles ont aussi été reproduites dans des bibles d’étude par de simples divisions en paragraphes qui ont pu être assimilés à de nouveaux chapitres. La bible ΩM (Paris, Mazarine, ms. 5) montre bien qu’une structuration claire des paragraphes, alignée sur l’ancienne capitulation, peut cohabiter avec une nouvelle capitulation marginale dont les incipit ne sont pas nets, car aucun signe diacritique n’y indique systématiquement, à l’intérieur de la ligne de texte, le début exact du chapitre correspondant au numéro inscrit en marge. Langton et ses contemporains ont donc très bien pu se référer simultanément aux deux divisions, en utilisant le même mot dont la polysémie est un piège potentiel :  capitulum ne désigne-t-il pas tout à la fois le paragraphe et le chapitre ?

14.   Roma non fu fatta in un giorno. Le fait que Langton ait eu recours habituellement à Paris à l’ancien système de capitulation indique qu’il n’a pas importé d’Angleterre un système préexistant qu’il aurait diffusé immédiatement sur le continent, mais que le système ancien a continué à être utilisé à Paris quasiment jusqu’à la fin de son enseignement. Pas plus qu’au 16e siècle, la nouvelle division biblique du 13e siècle n’a été adoptée immédiatement et uniformément par tous, ni sous l’action d’un seul homme. Même si le principe de base de la modification repose, sinon sur une imitation de capitulations juives, du moins sur une meilleure conformité à la logique interne du texte hébreu, la codicologie des bibles hébraïques occidentales ne suffit pas à expliquer une mise en texte uniforme.

15.   Dans ces conditions, toute simplification généralisatrice est, par principe, à bannir. Les thèses sur l’origine insulaire et juive des divisions bibliques appellent encore des précisions. Il importe d’élargir le corpus et de mieux évaluer la part respective des influences multiples, sans oublier que la codicologie hébraïque médiévale révèle une tradition massorétique moins uniforme qu’on ne l’imagine parfois, sans négliger les systèmes liturgiques chrétiens de division des péricopes.

16.   Le consensus pourrait se faire autour de l’idée d’une mise en circulation de « systèmes intermédiaires », indépendants de Langton et antérieurs à lui, mais utilisés par lui et les éditeurs de la Bible au moment où furent « arrêtées » les capitulations nouvelles adoptées à Paris. Ce dernier point apparaît assez clairement dans l’apparat inférieur de l’Edition maior de la Vulgate. Le travail de comparaison systématique reste à faire.

Aux origines de la capitulation parisienne

17.   La capitulation parisienne est le plus petit commun dénominateur codicologique externe des bibles latines copiées à partir du second quart du 13e siècle. Elle doit son succès à sa fonctionnalité et surtout à son adoption par les concordances verbales dominicaines dont la première version a été mise au point à Paris au cours du second quart du 13e siècle, mais dont la version la plus diffusée, celle des concordances dites anglaises, a été diffusée dès les années 1260-1270, soit un peu plus tôt qu'on ne le dit généralement[11].

18.   Certains livres ont cependant une capitulation moins stable que les autres. La capitulation interne des livres d’Esdras est parmi les plus anarchique qui soit. (voir infra 2Esr. : divisions et subdivision du chapitre 13 avec la remarque de Cor2V et passim). Elle est aussi un marqueur chronologique de l’intégration de 3Esr. dans le canon parisien (voir infra P14417 et notre note sur les variations du canon parisien).

19.   La division en chapitres a fait une grande partie du succès des bibles à la mode de Paris. Entre le 12e siècle et la fin du Moyen Âge, elle a fait l'objet d'une longue série d'ajustements encore mal connus. Il en existe plusieurs versions dont les témoins peuvent être rassemblés non seulement en fonction du nombre global de chapitres par livres bibliques, mais aussi et surtout en fonction du verset ou de la partie de verset auquel correspond le début de chaque chapitre.  Selon quelle chronologie, à partir de quels modèles, les capitulations langtoniennes se sont-elles développées ? La Vulgate du Moyen Âge tardif compte quelque 1370 chapitres et plus du double de témoins. Le tableau ci-dessous voudrait aider à collecter, comparer et classer - sans prétention d’exhaustivité - les données recueillies dans quelques-uns des témoins essentiels de la Bible latine du Moyen Âge tardif.

La liste P14417 (Etienne Langton)

20.   Un recueil factice de la bibliothèque de Saint-Victor de Paris conserve sur un bifeuillet indépendant, une tabelle, insérée entre la première et la seconde unité codicologique du manuscrit. Intitulée « Capitula Canthuariensis archiepiscopi super bibliothecam », elle donne la liste intégrale des incipits de chaque chapitre de toute la Bible, à l’exception du Psautier : P14417 (f. 125r-126v).

21.   La datation de ce document est conjecturale. Dans le compte-rendu du colloque cité plus haut, je datais ce texte du second quart du 13e siècle. Une analyse paléographique plus informée, entreprise avec Maria Gurrado (IRHT-CNRS) en date du 29.9.2022, incite à dater paléographiquement ce document du dernier tiers, voire du dernier quart du siècle (bouclage des lettres g, v et g, présence de a à double panse, etc.).

22.   La garde volante supérieure du manuscrit, initialement rédigée pour ne contenir que les commentaires langtoniens des feuillets 129 et suivants, indique que ce codex a été légué à Saint-Victor par Berthold, archidiacre de Würzburg[12]. Elle a été adaptée ensuite à l’ajout du commentaire d’Hugues de Saint-Cher sur la Genèse des f. 1 à 125, sans qu’on sache la provenance de ce commentaire. Rien ne permet d’exclure qu’il provienne également du legs de Berthold de Würzburg, rien n’interdit de supposer qu’il a initialement été relié à part avant d’être associé aux commentaires langtoniens de P14417. Rien ne permet non plus de savoir si la liste des chapitres de la Bible faisait partie de l’héritage de Berthold. Sa datation paléographique tardive suggère une autre origine. Quelle que soit la date de la copie de P14417, la rédation de la liste est probablement contemporaine de l’épiscopat de Langton.

23.   Comme le montre nos relevés d’incipit de chapitres, cette liste s’écarte en plusieurs points de la capitulation des bibles parisiennes et de celle des éditions critiques modernes. Les écarts concernent rarement le nombre de chapitres par livres, plus souvent les premiers mots des chapitres. Par exemple :
- 1Esr. et 2Esr. (Nehe.) ne font qu’un livre avec capitulation continue de 1 à 36, différente de la capitulation parisienne (voir relevé ci-dessous). 3Esr. et 4Esr. sont absents, alors que 3Esr. est inséré dans l’exemplar italien de Novarre
ΩN entre 2Esr. et Tb. (comme plus tard chez Nicolas de Lyre) mais avec une capitulation différente.      
- P14417 donne 20 chapitres pour Io., mais il s’agit d’un accident de copie qui omet le chapitre 16 par saut du même au même.    
- P14417 ne respecte pas l’ordre de la bibles des libraires parisiens:Act. est après EpCan.

24.   La capitulation moderne et les concordances dominicaines étaient opérationnelles avant 1234 (bible de Dôle ΩD). Nous conjecturons que la capitulation langtonienne a servi de base et d’instrument à la fabrication des concordances dominicaines et des  bibles des libraires de Paris. C’est à cette occasion qu’elle a été encore améliorée et modifiée avant de faire l’objet d’une diffusion un peu plus constante. Mais cette dernière assertion, hypothétique, appelle vérification.

25.   Si Langton, comme archevêque de Canterbury, a joué un rôle déterminant, reconnu par ses contemporains, dans la re-capitulation du texte proto parisien, ce n’est pas au titre d’une conception moderne de la propriété littéraire, mais en fonction de la conception médiévale de l’auctoritas, comme garant autorisé et autorisant, quel que soit le nombre des intermédiaires collaborant à l’établissement du texte. Ainsi David pouvait-il être considéré comme « l’auteur » des Psaumes, Hugues de Saint-Cher comme celui de ‘ses’ Postilles sur la Bible et Langton comme celui des capitulations. Le titre de la liste P14417 incipe à penser qu’il s’est attelé à cette œuvre de normalisation au cours de son épiscopat, peut-être à Pontigny, mu par le constat des divisions problématiques rencontrées dans son enseignement, et en s’inspirant de divisions préexistantes. 

La bible Ωet la transition insulaire des capitulations

26.   La capitulation des bibles mises au point par le commerce du livre parisien a été attribuée à l'autorité tutélaire d'Etienne Langton, archevêque de Canterbury (1205-†1228), bien que celui-ci ait utilisé une autre capitulation dans ses propres commentaires bibliques et qu'il ait critiqué la pertinence de certaines des capitulations modernes dans son commentaire des prophètes mineurs.  La capitulation n'a donc pu être mise au point et diffusée qu'à la fin de la carrière de Langton, sans doute à la fin de son enseignement parisien et au début de son épiscopat. On peut conjecturer qu’elle a été préparée durant l’exil à Pontigny des années 1205-1212. Sans elle, concordances verbales dominicaines n’auraient jamais pu être conçues. En retour elles furent l’occasion d’une mise au point de la capitulation.

27.   La bible ΩM (Paris, Bibl. Mazarine, ms. 5) est une bible d’étude longtemps conservée à Christ Church de Canterbury où elle semble avoir été copiée vers 1215-1220 et certainement avant 1231. La bible est donc de peu antérieure à ΩD, plus ancienne bible de de poche parisienne datée conservée[13]. ΩM est donc contemporaine de la présence de Langton en Angleterre et de son épiscopat effectif (1215-1228). Deux systèmes de capitulations y cohabitent dans les marges et le texte de certains livres, comme Isaïe, Jérémie, quelques petits prophètes: 1° les chapitres ‘nouveaux’, en marge, sont indiqués par une main quasi contemporaine de la copie et en chiffres arabo-insulaires de gros module ; 2° la capitulation ancienne, par une autre main et en chiffres romains de petit module, corroborée par la division en paragraphes et les initiales du texte même ; située à la lisière extérieure des feuillets ; cette capitulation a souvent disparu sous le couteau des relieurs[14][2] ; à chacun de ses chiffres correspond à l’intérieur de la colonne de texte un espace blanc prévu pour la rubrication. On aurait donc affaire à des marques d’attente que l’adoption de la nouvelle capitulation aurait rendues caduques.

28.   Dans la bible ΩM copiée à Canterbury quatre ans avant ΩD, la capitulation langtonienne est ajoutée de seconde main.

29.   Rien d’équivalent ne s’observe pour les chiffres de la nouvelle capitulation. Il y avait donc à Canterbury, après le retour de Langton en Angleterre, une bible à deux capitulations permettant de saisir sur le vif le passage de l’ancien au nouveau système. Pour plus de précisions, on se reportera à l’apparat inférieur de l’édition critique de la Vulgate (Edmaior.) qui permet de comparer les capitulations des témoins de cette édition. Pour le Nouveau Testament, le travail reste à faire. Le cas ne doit pas être unique, comme le montrent les exemples relevés dans les commentaires d’Aggée et de Malachie de Langton qui commentent plusieurs fois le passage d’un chapitre à l’autre, correspondant tantôt à l’ancienne tantôt à la nouvelle capitulation, et où nombre de références sont encore établies d’après l’ancien système comme le montre la communication écrite de L.-J. Bataillon[15][3].

30.   Ces remarques justifient  à elles seules la prise en compte de ΩM par les éditeurs de la Vulgate et son intégration à la famille des bibles « à la mode de Paris », compte tenu des remarques formulées en préambule.

31.   Les bibles manuscrites, portatives  ou non, parisiennes ou non, ne sont pas les seuls témoins de la Biblia communis de la fin du Moyen Âge. La compréhension de leur structure et de leur histoire ne peut pas faire abstraction des correctoires, des commentaires et de la pratique (citations et systèmes de référence biblique) des utilisateurs.

Tableau

Pour en savoir plus, => Tableau comparatif de la capitulation des bibles latines du Moyen Âge tardif (incipits et numéros de chapitres)



[1] Pour le détail, voir Sacra Pagina : les variations du canon

[2] Des listes de sommaires ont fait l’objet d’une édition de travail provisoire publiée par Donatien De Bruyne, dans le tome 2 des Préfaces de la Bible latina, Maredsous, 1922, réimpression Turnhout (pagination identique, sans  enrichissement scientifique). Une partie des sommaires et préfaces  ont fait l’objet d’une édition critique en bonne et due forme dans le cadre de l’editio maior de la Vulgate. L’étude des sommaires est reprise ab obvo dans le cadre d’un projet collectif en cours sous la direction de Marilena Maniaci.

[3] « Étienne Langton, (†1228) prédicateur, bibliste et théologien, colloque international (Paris 2006), dir. Louis-Jacques Bataillon, Nicole Bériou, Gilbert Dahan, Riccardo Quinto », Turhout, 2008, et M. Morard, CR, dans Bulletin de philosophie médiévale 49 (2007), 256-271.

[4] Chiara Ruzzier, Entre université et ordres mendiants. La production des bibles portatives latines au xiiie siècle, Berlin – Boston, 2022 ; sur les divisions en chapitres, p. 65-67.

[5] P. Saenger corrige ainsi heureusement l’idée étrange selon laquelle Langton aurait divisé la Bible « on the principles of Aristotelian logic » ; cf. id. « The British Isles and the Origin of the Modern Mode of Biblical Citation », Syntagma 1 (2005): 77-123, ici p. 82.

[6] Les auteurs médiévaux appellent « modernes » les bibles contemporaines, les textes et paratextes qui s’y rapportent. Je suggère de réserver l’expression de capitulation “moderne” au système mis en place au 16e siècle (voir plus loin) et de parler de capitulations ‘langtoniennes’ pour les divisions attribuées dès le 13e siècle à l’archevêque de Canterbury  (cf. v. g. P154417, f. 125r).

[7] Ch. D. Ginsburg, Introduction in the Massoretico-critical Edition of the Hebrew Bible, New-York, 1966, p. 9-24 et appendice I.

[8] L’influence du Décret de Gratien qui souligne la primauté du texte hébreu, n’est peut-être pas à négliger ; cf. Grat., 1.9.6, Friedberg, p. 17:« 

[9] Voir ici  Prologus 26.9874 ‘Scriptura ideo’ (Cas429), ed. M. Morard, Sacra Pagina, et M. Morard, « Un Psautier glosé témoin de la tradition indirecte de la 'Media Glossatura' de Gilbert de la Porrée au début du 13e siècle (Monte Cassino 429) », Sacra Pagina.

[10] M. Dukan, La Bible hébraïque, Brepols, 2006, en particulier p. 107-109 : « Dans un manuscrit italien copié au xiiie siècle une note de la main de R. Salomon ben Isamël qui serait de la fin du xive siècle, début du xve siècle, donne la raison pour laquelle la division en chapitres des chrétiens a été adoptée dans ce manuscrit [Cambridge, Univ. Libr. Add 465, f. 245r-246r] : ‘Voici la division des non juifs, appelée capitula, des 24 livres et le nom de chacun d’eux est noté dans leur langue. Je les ai recopiés à partir de leur livre afin que chacun de nous puisse répondre rapidement aux questions qu’ils nous posent chaque jour à propos de notre foi et de notre sainte Torah. Ils apportent des citations à partir des versets du Pentateuque, des Prophètes ou d’autres Livres et ils nous disent : vois et lis à tel verset, dans tel livre et à tel chapitre du livre et nous ne savons pas ce que signifie capitula. Aussi pour leur donner une réponse rapide, je les ai reproduits ici.’ » 

[11] D'après une attestation d'achat de manuscrits vendus par le prieur des dominicains de Bordeaux aux couvent dominicain de Naples, cf. I registri della Cancelleria angioina ricostruiti da R. Filangieri con la collaborazione degli archivisti napoletani, L (1267-1295), Naples, 1950-2010.

[12] Bertold de Würzburg est connu par l’obituaire de Saint-Victor pour avoir légué 20 manuscrits aux scolastiques ou scolaires de l’abbaye  pour avoir légué 20 manuscrits à l'abbaye(cf. Obituaires de la province de Sens, t. 1, p. 557 : 3 mai =  BnF lat. 14673, f. 194). Il en reste 5 identifiés par Delisle, Le Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1874, t. 2, p. 211. D'après le dépouillement des Germania Sacra, un seul personnage ecclésiastique du diocèse de Würzburg est susceptible de correspondre au donateur de Saint-Victor : „Berthold von Katz“ (GSN: 036-00374-001), in: Germania Sacra, p. 403, 428, 459.  http://personendatenbank.germania-sacra.de/index/gsn/036-00374-001. Mais celui-ci n'a pas le titre d'archidiacra, mais seulement de custos, de chantre  et de chanoine entre 1213 et 1247. Cependant, pour une raison qui m'échappe, Germania Sacra ne recense pas les archidiacres pour le diocèse de Würzburg.  Le seul  autre Bertold qui soit associé  par ailleurs au diocèse, mais cette fois-ci avec le titre d'archiacre et d’écolâtre  est Bertold de Sternberg « scolasticus et archidyaconus herbipolensis » dans un acte du 17.8.1260 (Monumenta Boica, Münich, 1763, p. 394). Archidiacre de 1257 à 1262, il a par la suite été doyen du chapitre cathédral. Il eut alors à administrer le diocèse pendant le long conflit qui opposa les deux prétendants Poppon de Trimberg (†1271) et Berthold de Henneberg (†1274), puis ce dernier à Berthold de Sternberg  lui-même qui finit par l’emporter. Suite à un compromis, il gouverna effectivement le diocèse tandis que son concurrent conservait le titre épiscopal. L’épiscopat de Bertold II seul s’étend de 1275 à 1287.. Les conflits liées à cette élection et la nécessité d’éviter l’équivoque avec Bertold I de Henneberg expliquent qu’on ait continué à l’appeler « archidiaconus ». Ses biographes lui attribuent aussi un rôle important dans la vie intellectuelle de l’école cathédrale de Würzburg. Cette tradition est confirmée, si notre identification est correcte, par le legs à Saint-Victor de Paris. – L’historiographie du personnage du personnage est sujette à de nombreuses confusions ; cf. de préférence à tout autre „Berthold II. von Sternberg“ (GSN: 012-00163-001), in: Germania Sacra, http://personendatenbank.germania-sacra.de/index/gsn/012-00163-001

[13][ Ex-libris contemporain de la copie : « Liber ecclesiæ Christi Cantuarie cuius custos domnus W. Rychemont eiusdem ecclesie monachus » (f. 333v, main anglaise); sur le même feuillet, un synchronisme, par un des annotateurs de la bible, indique la date de 1231 en Angleterre. Bien que retenue par les éditeurs de l’Editio maior de la Vulgate comme témoin du texte parisien (ΩM), cette bible n’en a pas les caractéristiques codicologiques et philologiques mais son texte est néanmoins un jalon capital de l’histoire de la Vulgate du Moyen Âge tardif. Nonobstant de très nombreuses coquilles et fautes, les leçons par lesquelles il se distingue de ΩS et ΩJ concordent souvent avec le texte biblique de l’édition princeps de la Glose ordinaire (Rusch). Les marges de plusieurs livres sont constellées de scolies.

[14] Cette capitulation nouvelle s’écarte parfois de la capitulation des éditions critiques modernes ; voir tableau synoptique joint.

[15][ Colloque Etienne Langton, cité plus-haut.


Comment citer cette page ?
Martin Morard, BIBLIAE CAPITULA. Les divisions de la Vulgate en chapitres à la fin du Moyen-Âge in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2024. Consultation du 02/05/2024. (Permalink : https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/page.php?id=179)