Le correctoire biblique de Guillaume Brito

page créée par Martin Morard, le 24.7.2023, mise à jour le 16.10..2024

Je mets ici au net une série de notes et d'impressions réunies afin de clarifier la problématique des évolutions du texte Bible latine du Moyen Âge tardif et de préciser les rapports entre le correctoire biblique attribué à Hugues de Saint-Cher et celui que le Repertorium biblicum 2817 attribue à Guillaume le Breton. Le Repertorium biblicum semble avoir confondu le correctoire biblique de Guillaume Breton avec celui d’Hugues de Saint-Cher[1].

On retiendra les données suivantes :

1. Le correctoire biblique dit d’Hugues de Saint-Cher (+1263) semble plus tardif qu’on a pu le croire. Tous les manuscrits sont postérieurs à 1250, voir plus tardifs (Cor1P Cor1L Cor1A).

Le correctoire semble dissocié de la postille biblique avec laquelle il présente peu de points communs.

Le correctoire utilise les capitulations bibliques de la Concordance verbale de Saint-Jacques et de la Bible des libraires de Paris. Il leur est donc sinon postérieur, du moins contemporain. Il est probablement postérieur à la première diffusion des bibles portatives des libraires de Paris. Le constant de leurs incohérences et la lecture de leurs leçons hétéroclites  pourraient en avoir motivé la mise en chantier.

Le correctoire ne se contente pas de remarques de type philologique. Il comporte de nombreuses gloses ou sentences qui relèvent d’avantage du genre des notules de l’exégèse biblico-pastorale que du correctoire. Jusqu'ici nous n'avons pas pu établir de relation certaines entre ces sentences de type exégétique et les passages parallèles de la postille. Celle-ci semble ignorer le correctoire et ne pas en tenir compte, comme s’ils appartenaient l’un et l’autre à des âges différents de l’exégèse parisienne.

Par exemple, alors que le correctoire  identifie chez Virgile la source d'un passage de la préface de Jérôme sur les livres d’Esdras (ed. Sacra Pagina § 3), la postille ne fait qu'une allusion lointaine au correctoire, à la manière d'une mauvaise reportation:

Jérôme : Nos autem, qui hebree lingue saltem parvam habemus scientiam et latinus nobis utcumque sermo non deest, et de aliis magis possumus iudicare et ea que ipsi intelligimus in nostra lingua promere. Itaque licet Excetra sibilet, «victorque Sinon incendia» iactet.

Cor1 : Excetra serpens est in Virgilio quem Hercules interfecit. Sinon  fuit quidam proditor cuius consilio Troia incensa et destructa fuit. Per hec vult Hieronimus  intelligi suos emulos id est detractatores.

Postille : Excedra proprium nomen est cuisdam emuli sui.

En conséquence, l'auteur du correctoire et le commentateur peuvent être une seule et même personne. Toutefois, la connaissance de Jérôme, qui n’est pas propre au correctoire, peut expliquer la postille sans que celle-ci postule nécessairement le correctoire. En tout cas, la mise par écrit de la postille n'a pas été effectuée par l'auteur du correctoire puisqu’elle n’en tient aucun compte et que sa rédaction, en comparaison de la précision du correctoire, semble négligée.

Le correctoire, qui n’est pas attribué à Hugues par les manuscrits qui le transmettent, n'est pas dû à l'industrie personnelle et solitaire d'Hugues de Saint-Cher. C'est une œuvre collective dominicaine, dirigée par Hugues de Saint-Cher, entreprise dans le contexte, probablement dans la foulée, du chantier des concordances verbales et de la diffusion des premières bibles portatives (1234).

Alors que la postille biblique d'Hugues est diffusée sous son nom avant même son départ de Paris et son cardinalat (1244), le correctoire (Cor1), à notre connaissance, ne mentionne jamais Hugues. Les manuscrits sont anonymes, ou attribués à Hugues tardivement, de seconde main, et sans que ces attributions ne s'imposent par quelque élément objectif.

Le correctoire de Guillaume le Breton, s’il a existé comme une oeuvre originale et personnelle, est une recension complémentaire du correctoire dominicain. Elle lui est postérieure. Ses expressions, notamment le "non potuit" du prologue du correctoire de 3Esr., indiquent que la fama parisienne de la fin du 13e siècle attribuait, à cette époque déjà, le correctoire dominicain à la responsabilité d'un individu précis. Les inventaires de bibliothèque ou listes de livres qui mentionnent les correctoires ne les attribuent jamais à un seul individu.

Cor1 ne traite en leur lieu que de 1-2Esr., entre 1-2Par. et Tb. Le traitement de 1-2Esr. est minimal et rudimentaire et ne porte en réalité que sur le prologue de Jérôme (remarque ci-dessus) et sur 2Esr. 1Esr. est totalement négligé.

Dans le ms. Paris, BnF, lat. 3218, le correctoire d’Hugues de Saint-Cher (f. 137ra-160ra) est immédiatement suivi, après l’Apc.  sans solution de continuité, par un très long commentaire de 3Esr.,  copié de la même main, qui traite du statut canonique du livre d’Esdras et commence ainsi :

« De apocrifo Esdre. - Et fecit Iosias Pascha. Iste liber Esdre apocrifus. Non ita ad plenum potuit corrigi quia autentica eius ex ipso non potuit inveniri nisi quantum ex secundo Par. 35 et 36 et historia Esdre et Necraie et alia huius apocrifi translatione et ex libris antiquissimis et multis modernis potuit emendari. In quo tamen multa dubia in numeris et nominibus propriis remanserunt que propter contrarietatem Esdre et Neemie et aliam huius apocrifi translationem et modernos diversos emendari perfecte non possunt » [2].

Son auteur ne peut pas être Hugues puisqu’il renvoie au correctoire de 1-2Esr. à la troisième personne : non potuit. L’appendice est absent de certains manuscrits du correctoire[3]. D’autre part, la correction de 3Esr. 1, 15 traite la version des « libri moderni » de « ridicule et fausse » parce qu’ils lisent à cet endroit que les « sacrificatores offerebant filias secundum preceptum David ». Or cette leçon est celle de la Bible de Saint-Jacques ΩJ.

Et sacrificatores[i] filiias offerebant[ii]* secundum[iii]* ordinem[iv] * secundum preceptum David. Et Asaph et Zacharias[v] et Ieddimus[vi] qui erat a rege[vii].

correctoire: Et sacrificatores filii Asaph. Hic faciendum est punctum elevatum quia Zacharias et Iedimus qui secuntur ostiarii erant. Asaph vero erat de numero cantorum quos ipse cum David ordinaverat. Hic autem pene omnes moderni libri corrupti sunt qui sic habent et sacrificatores filias offerabant etc. Lege 2Par. 35.e.[4] et invenies quod hic omnino ridiculum et falsum est. Quis enim credat quod David sacrificare filias hominibus precepisset. Unde et alia translatio[5] habet : Et decantabant filii Asaph in ordine suo secundum David et Asaph. [viii]

Cette partie du correctoire, si elle ne peut pas être attribuée à Hugues, peut être le fait d’un franciscain plutôt que d’un dominicain. Mais on sait d’expérience à quel point ce genre de déduction peut être prise en défaut.

Lors de la découverte du prologue augmenté du correctoire d’Hugues de Saint-Cher, j’avais formulé l’hypothèse qu’il puisse s’agir du prologue du correctoire attribué au franciscain Guillaume Breton encore mal étudié et souvent confondu avec celui d’Hugues de Saint-Cher parce que certains manuscrits intègrent la préface d’Hugues en tête de son propre prologue. L’hypothèse me semble devoir être abandonnée.

Le correctoire attribué à Guillaume Le Breton n’est qu’une compilation de seconde main, à la « bonne française », sans prologue, sans traitement régulier et méthodique. Les titres et rubriques du manuscrit d’Einsiedeln, datable de la première moitié du 14e siècle, donne des attributions nominales pour chacune de ses parties. Ils attestent l’existence de documents authentiques de ces auteurs, de nature très différente de celle des « grands » correctoires. Ils révèlent le caractère probalement apogryphe des correctoires attribués par l’historiographie tardive à Guillaume de Mara[6] et à Guillaume Breton en montrant à la fois qu’ils ont bel et bien existé, mais qu’ils sont de nature très différente de ceux qu’on attribue généralement à ces auteurs.

Par exemple :  Einsiedeln, Stiftsbibliothek, cod. 28 (1279), s14 1/2, f. 4 : «Opusculum istud continet veritatem textus Biblie collectam ex operibus fratris Britonis. Require : » [p. 66-161] p. 66 : « Incipit opusculum de veritate textus biblie et prologorum eiusdem collect<um> ex operibus fratris Britonis de expositione vocabulorum ipsius biblie et suorum prologorum ».

 



[1] La liste des correctoires  recensés par Stegmüller n’est pas complète. On peut y ajouter, sans avoir pu en examiner encore le contenu : Cues, Bibl., cod. 12 [catal. Marx 1905, Stegmüller indique 13 par erreur], f. 1-32. Tractatus de correctione bibliae. Inc. « Assit deus et sanctus pantaleon (rubr.). Quoniam supra scripturas... - ... Cum omnibus nobis amen. Explicit ... tractatus de correctione biblie I scriptus moguncie Anno domini 1446, finitum ipso die 23 mensis Augusti, qui erat vigilia Bartholomei apostoli per me Johannem de Cusa mane I hora quinta in domo decani s. Johannis moguncie contra s. Johannem ».

[2] J’édite à partir du ms. Paris, BnF, lat. 3218, f. 137ra-160ra, ici f. 160ra2-161rb et

[3]Leipzig, Universitätsbibliothek, ms. 105, f. 1-35 ne corrige que 1Esr. avant Tobie (f. 16v). Il est indiqué par RB-2817 (qui ne mentionne ni Paris, ni Leipzig) comme présent dans les ms. d’Avignon, Bâle, Pise e Padoue

[4] Cf. 2Par. 25, 13-15.

[5] Cf. versio altera in loc. cit.

[6] Martin Morard, « Le prologue du correctoire biblique de Guillaume de Mara » in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2024.



[i]sacrificatores ΩC1 ΩJ ΩS Cor1P Rusch] sacri cantores ΩR P18 T12 Weber

[ii]filias offerabant ΩC1 ΩJ ΩS] filias afferant Amiens* P9, offerebant P18, filii Asaph erant Amiens² S ΩR T12 Rusch Clementina Weber

[iii]secundum ΩC1 ΩJ ΩS ΩR ] per T12 Rusch Clementina, super P18 Weber

[iv]ordinem Amiens* P9 ΩC1 ΩC1 ΩJ ΩR ΩS T12 Rusch Clementina  ] eorum Amiens² S P18 Weber

[v] Zacharias T12] Azarias P18

[vi] Ieddimus] Ieddinus Weber

[vii] 3Esr. 1, 15 (versio altera) : Et [+ psalmos Sabatier] decantabant [decantandant marg. Tr621] filii Asaph in ordine suo secundum mandata David et Asaph et Zacharias et Sedecim [Sedecton Sabatier] prophete regis ((Iosie)) et principes Tr621 ΩM Sabatier

[viii] Codd. : Cor1P ; om. Rusch


Comment citer cette page ?
Martin Morard, Le correctoire biblique de Guillaume Brito in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2024. Consultation du 24/10/2024. (Permalink : https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/page.php?id=183)