A la recherche de la 'Lettre commune' : la Bible latine du Moyen âge tardif

=> Biblia communis. La Vulgate du Moyen Âge tardif

Unique exemplar complet conservé du texte de la Vulgate (ΩN : Novara, Capit., cod. 1, © Chiara Ruzzier)

 page créée par Martin Morard, le 6.6.2021, mise à jour le 30.6.2023 (version 6)

 1.    Sous le titre de Biblia communis, le site Sacra pagina – CNRS procure une édition du "texte majoritaire" de la Vulgate latine élaboré dans l’Occident latin entre la fin du 12e siècle et la promulgation de la Vulgate Sixto-Clémentine (1592-1593). Cette dernière met fin aux évolutions de la Bible latine du Moyen Âge tardif et ouvre l’ère de la Vulgate critique. Les lignes qui suivent veulent rendre compte de l’étape antérieure. Elles font état d’une réflexion en cours, élaborée à l’occasin de l’édition – et de la collation au long cours du texte de la Bible et de la Glose ordinaire. Régulièrement mise à jour, notre réflexion ne cesse d’évoluer au fur et à mesure que s’étend est appelée à évoluer. On voudra bien excuser les répétitions provisoires et les maladresses de ce pré-print.

2.    L’objectif de ces recherches sur le texte tardo-médiéval de la Vulgate est      
1° de donner accès à une édition de la Vulgate qui soit représentative du Texte de la Bible du Moyen Âge tardif ;  
2° d’orienter l’historien dans le maquis de traditions qui se croisent dans la documentation médiévale ;      
3° de déconstruire les explications simplificatrices, les doxa et les biais qui troublent la compréhension du phénomène biblique, au fil de l’écriture de l’histoire de la Vulgate, depuis Roger Bacon jusqu’à nous.

3.    La Bible latine est le référentiel fondateur de l’identité religieuse, sociétale et même politique de l’Occident médiéval chrétien. Elle est une construction sociale – ou ecclésiale – dans ses formes, ses versions et ses contenus. Elle est issue d’hybridations textuelles et codicologiques. Une des particularités de la Bible latine du Moyen Âge tardif est que cette construction n’est ni magistérielle, ni même exclusivement cléricale. Elle s’inscrit dans une dynamique d’amélioration critique dont le moteur est et la recherhce de la Littera communis qui unit et l’identification des traditions ecclésiales, philologiques et linguistiques qui en expliquent les variations. Il  n’y a donc pas un Texte qui aurait écrasé tous les autres, mais un tropisme vers LA Littera communis qui se poursuit sans solution de continuité et tend à homogénéiser LES textes hérités des siècles antérieurs.

4.    Le concept de Bible parisienne a donné lieu à de lourds malentendus qui sont en train d’être dissipés grâce aux entreprises philologiques et codicologiques systématiques qui seules permettront de sortir des approches par sondages et hypothèses auxquels nous étions jusqu’ici contraints.

5.    Les bibles à la mode de Paris, propulsées par les transformations démographiques, économiques et sociologiques du 13e siècle, ne sont qu’une composante du phénomène. Leur diffusion par exemplar et pecia, surtout à partir du troisième quart du 13e siècle, a fait illusion. Une meilleure compréhension du système de la pecia oblige désormais à plus de nuances. On admet aujourd’hui qu’il n’implique pas une correction mot à mot de la totalité des textes vendus par location de pièces et qu’une pluralité d’exemplar en circulation ont favorisé non pas une homogénéisation parfaite du Texte, mais bien plutôt la disséminations de leçons de qualité philogique inégale. Le texte de l’Université est celui qui est commenté par les maîtres en théologie à partir des bibles glosées, véhicules de la Sacra Pagina sujet de la Théologie des Ecoles.

6.    Depuis les bibles à la mode de Paris jusqu’à la restauration de la Vulgate hiéronymienne, la Vulgate du Moyen Âge tardif ne forme pas un texte homogène mais une constellation de versions qui sont autant de tâtonnements philologiques à la recherche d’un Texte idéal. Toutes ces versions reposent sur un fond commun,  consensuel mais virtuel : la Littera communis. Le classement de leurs désaccords révèle que toutes ces versions se caractérisent par la conscience que les bibles latines à disposition véhiculaient un Texte partiellement corrompu et fautif. Cette conscience se doublait du souci concomitant de corriger le Texte à disposition afin de restaurer une version plus 'pure'. Oui, mais laquelle ? La pluralité des choix ecdotiques impliquée par la pluralité des langues bibliques et des sources à disposition, l’antiquité des témoins classés par système graphique, le respect dû à la valeur traditionnelle de versions ‘vieilles latines’ (traductions latines non hiéronymiennes, principalement pré-hiéronymiennes) ont conduit à un long processus de révision et de correction.

7.    Ce temps de la correction définit le temps philologique de ce que nous appellerons désormais Biblia communis ou Vulgate du Moyen Âge tardif (Late Medieval Vulgate). Ce Texte est distinguer des concepts équivoques de « Bible parisienne » ou de « Bible universitaire ». Trompeurs, réducteurs et inadéquats, ces notions sont à bannir du vocabulaire et à distinguer également de la réalité codicologique des « bibles à la mode de Paris » ou bibles du commerce du livre parisien.

8.    Contrairement aux idées reçues, la Bible latine du Moyen Âge tardif n’est pas une version achevée et complète du texte biblique qui aurait irradié à partir d’un document unique ou ‘exemplaire’, progressivement dégradé au fil des copies. La Bible latine du Moyen Âge tardif est d’abord la synthèse virtuelle des multiples versions ou états disponibles du texte biblique, matériellement diffracté dans une multitude de forme codicologiques. Si, Paris est le premier centre de production de bibles portatives au 13e siècle, les manuscrits conservés qui correspondent à ce modèle ne représentent que 21,8 % des bibles portatives conservées[1]. Encore les bibles ‘portatives’ du commerce du livre parisien ne représentent-elles qu’un aspect marginal de ce qu’implique la notion de Bible pour le christianisme.

9.    Avant d’être un livre, la Bible est une bibliothèque (Sacra bibliotheca). Avant d’être une bibliothèque, la Bible est un Texte, transposition graphique d’une expression langagière. Le christianisme n’est pas une religion du Livre, ni même des livres, mais de la Parole. Et avant d’être une expression langagière, la Bible est la transposition partielle d’une Révélation non écrite qui la dépasse. Comme un miroir dont chaque morceau, bien que brisé, reflète l’intégralité du ciel, les multiples exemplaires disponibles de la Bible latine, ses multiples avatars sont reçus par le Moyen Âge comme les témoins d’un Texte unique, la Littera communis, socle commun – consensus lectionum -  de la version écrite de la Révélation chrétienne reçue par la communauté croyante.

10.                       La Révélation dont la Bible rend compte n’est liée à aucun support matériel ou institutionnel, à aucune forme codicologique. Elle n’a qu’un dépositaire immatériel que l’histoire, la sociologie comme la théologie - confessante ou non – qualifient d’Eglise. En rigueur de terme, depuis ses origines et ses acclimatations sociétales et institutionnelles, constantiniennes puis grégoriennes,  il faut ici entendre par Église, et en rigueur de terme, le consensus de la foi des fidèles (sensus fidei), encadré par l’enseignement des maîtres et le magistère d’un clergé institué. Ces trois instances – fidèles, pasteurs et docteurs sont dépositaires in solidum  du dépôt de la Révélation. Ici encore la sociologie, l’histoire des institutions, la théologie ne peuvent que converger. La codification écrite de la Révélation, en tant que forme matérielle, n’a pas d’origine divine. Elle n’est ni le résultat d’une dictée, ni un donné gravé dans le marbre. Même les tables de la Loi, brisées par la colère de Moïse, n’ont jamais été remplacée. La Révélation vit avec ceux qui la reçoivent et la façonnent à l’image de ce qu’il y reconnaissent comme message divin. De même que l’Eucharistie fait l’Eglise comme l’Eglise fait l’Eucharistie, l’Église fait la Bible comme la Bible fait l’Église.

11.                       C’est cette réception qui est à l’origine de la codification des formes écrites de la Révélation. Rien n’impose un canon ou une forme particulière à la mise par écrit de la Révélation biblique. Rien ne fixe ni ses traductions, ni son organisation, ni même le détail de son texte. Toutes, dans leur complémentarité, émanent de la société réceptrice et dépendent d’un consensus.

12.                       La Bible latine du Moyen Âge tardif n’est donc ni  un texte figé, ni un texte unique. C’est d’abord un « méta-texte » qui flotte dans le ciel empyré au-dessus de la constellation des versions locales et des aliae litterae. Ce métatexte se matérialise à tâton au fil d’un processus partiellement empirique et partiellement analytique. Ce processus est centripète et non centrifuge.  Ou plutôt le processus centrifuge classique, inhérent à toute copie, croise le mascaret ascendant du corps des docteurs et éditeurs qui cherchent à lutter contre les effets entropiques de l’usure philologique.

13.                       L’histoire de la philologie biblique n’est donc pas d’abord celle d’un regard en arrière, mais d’une projection vers l’avant. Non pas une  démarche rétrospective qui viserait la restauration impossible d’un UrText passé perdu. C’est l’histoire d’une démarche prospective cherchant à organiser la mémoire des versions anciennes, témoins de réceptions et d’intelligence de la Révélation constitutive d’une Tradition, partie prenante du ‘dés-enveloppement’ sémantique de la Révélation immatérielle.

14.                       Le travail philologique des biblistes médiévaux tendait donc à reconstituer ce que le Correctoire franciscain appelle par allusion furtive la Littera communis, l’accord des versions non fautives et la mise à disposition des leçons variantes sous forme d’apparats mobiles raisonnés qui classent les leçons et les inscrivent dans le concert des traditions dont l’harmonie fait la Tradition.

15.                       Cette démarche se distingue de celle des éditeurs du texte biblique qui ne connaissent d’autre forme d’apparat critique que celui des bibles glosées. Il fallait donc choisir entre les traditions. Les plus cohérents ont privilégié telle ou telle des traditions mise en évidence par les correctoires. La plupart y ont puisé avec de nombreuses incohérences.

16.                       La collation des bibles du 13e siècle montrent que les textes sont très divers, mais que les leçons analysées par les correctoires se retrouvent dans les manuscrits collationnés et permettent de les classer en fonction de choix effectués entre les traditions mises en évidence par les correctoires : anciens, grecs, hébreux, texte parisien, texte « de Sens », première ou seconde ‘correction parisienne’, etc. Une corrélation apparaît aussi entre la date ou l’origine des manuscrits et les choix ecdotiques.

17.Des constantes ou familles apparaissent alors qui jalonnent le parcours d’une correction progressive du texte biblique qui tend vers un texte très proche et parfois identique à celui de notre Editio maior. La tendance globale montre une prédominance progressive des leçons « anciennes » et conformes au grec dans le Nouveau Testament, au détriment des leçons indéterminées (alii) ou « modernes ». Plus le témoin est tardif plus les leçons proches du texte critique y sont fréquentes et ce alors même que les inconstances et les illogismes sont fréquents.

18.                       Ce texte édité de la Vulgate pré-carolingienne dont nous disposons permet de classer chacune des leçons variantes sur une ligne évolutive qui part de l’état détérioré du texte attesté par le Texte des libraires parisiens et conduit au texte hiéronymien restitué selon les règles de la critique textuelle moderne.

19.                       La copie des traductions bibliques de saint Jérôme relève d’un processus centrifuge et invite à un processus critique de restauration de l’original selon les principes classiques de la philologie. L’histoire de la Bible latine du Moyen Âge tardif relève, à l’inverse, d’un processus centripète qui tend asymptotiquement à donner à lire un texte consensuel et standardisé mais qui se heurte à des traditions, de versions linguistiques multiples et à  leurs traductions. Il n’est donc pas possible de remonter à un archétype ; il est seulement possible de distinguer des leçons accidentelles et des leçons traditionnelles. Par leçons traditionnelles, j’entends celles qui relèvent de traditions ou de familles qui appartiennent à des courants historiques ou linguistiques de la réception du Texte, et qui sont identifiées comme telles par les correctoires bibliques. Leur diversité, l’autorité des sièges apostoliques dont elles proviennent, font de la Bible reçue à la fin du Moyen Âge un texte polyarchétypal. De plusieurs miroirs on ne peut reconstituer un seul. Le Texte reconstitué au fil de campagnes de corrections est donc non seulement un texte corrigé mais un texte de compromis.

20.                       La mise par écrit de la  Lettre commune  ne pouvait donc se faire en éditant une version sans donner l’impression d’exclure les autres. Le Moyen Âge a donc cherché à stabiliser un texte de consensus, une koinè latine. Au lieu de recopier à l’identique des modèles préalablement établis, la correction intervient de façon ponctuelle et sporadique sur des bibles choisies comme têtes de série, par le biais de listes de leçons identifiées dans lesquels on puise et sélectionne. Ces ‘corrections’ interviennent à la fois chez les libraires au niveau de la préparation des modèles, et chez les lecteurs au niveau de l’annotation des textes. L’enseignement des maîtres, les textes de références qui ne sont pas forcément des bibles pandectes, les correctoires, drainent ces leçons et accompagnent les bibles pandectes comme un apparat mobile qui relativise le besoin d’un texte standard unique.

21.                       L’horizon idéal de la Littera communis rassemblée dans le volume d’un pandecte unique ne sera atteint que dans la liturgie céleste de l’ouverture du Livre aux Sept sceau par l’Agneau debout comme immolé. En attendant et dans la mesure du possible les maîtres médiévaux du texte biblique ont cherché à éliminer du texte les leçons accidentelles et à établir un texte homogène le plus proche possible de la Vulgate jéronimienne.

22.                       La « Bible parisienne », dite aussi « de l’Université » est à la fois une fiction philologique et une réalité codicologique et historiographique. Tout l’effort de l’historien doit consister à les distinguer pour éviter leur confusion et permettre de mieux comprendre la façon donc l’Occident latin a reçu la forme écrite de la Révélation chrétienne qui accompagne son histoire et cristallise une part essentielle de son identité culturelle et religieuse depuis la fin du premier siècle. On a longtemps cru que le texte diffusé par les bibles à la mode de Paris, diffusées par milliers d’exemplaire à l’initiative des libraires parisiens, véhicule la version commune (littera communis) de la Bible latine reçue universellement et confiée à l’imprimerie par Gutenberg vers 1452-1455.

23.                       On a cru également que cette Bible dite ‘parisienne’ avait le statut de Bible de l’université, du fait de sa diffusion grâce au système de la copie par exemplar et pecia, que son texte était homogène et que la première bible imprimée par Gutenberg vers 1452-1455, en avait fixé le texte et le contenu. Ces trois thèses, véhiculées par une doxa historiographique régulièrement dépoussiérée mais jamais vraiment décapée, sont aujourd’hui remises en questions par des études systématiques.  

24.                       En réalité, il convient de distinguer :           
1° le texte parisien de la Bible qui est une fiction historiographique recouvrant la diversité des bibles vendues par les libraires parisiens et copiés à partir d’exemplars hétéroclites partiellement uniformisés à l’aide de séries de leçons,       
2° la bible à la mode de Paris qui est une réalité codicologique dont les exemplaires n’ont vraiment en commun que des caractéristiques externes, principalement

·         la série de 64 préfaces,

·         un ordre canonique commun (bien que sujet à des tâtonnments initiaux et à une réception progressive) [2].

·         un noyau commun de livres bibliques et quelques livres ou parties de livres adoptés ad libitum ; Voir ici  Les variations du canon de la Vulgate du Moyen Âge tardif.

3° la Littera communis qui est le consensus virtuel des bibles latines vulgates, évoqué et présupposé par la théologie et les constructions mentales médiévales (par exemple, le correctoire de franciscain de la fin du 13e siècle dit ‘de Guillaume de Mara’) ; 
4° la Biblia communis, titre éditorial que nous avons choisi pour désigner notre édition de la Vulgate du Moyen Âge tardif et de ses variations en privilégiant
les vestiges des exemplaires parisiens à l’origine des bibles à la mode de Paris, les leçons les attestées en circulation entre le 12e et le 16e siècle, et les leçons de correctoires bibliques assorties des explications des correctoires.  

25.Par ailleurs, on ne peut pas connaître la Bible médiévale si on oublie que les témoins  qui l’attestent ne se réduisent pas aux bibles, pandectes ou non. Texte, canon, ordre des livres, capitulations circulent sous des formes multiples et ne sont reçus que sous l’action conjointe 1° du plus grand nombre (consensus fidei ou fidelium qui est une forme de consensus social et se traduit par un certain consensus social), des maîtres et docteurs représentant le savoir, des pasteurs et prélats représentant le pouvoir ou la charge de régir. La bible des libraires de Paris n’est donc qu’élément de la bible du plus grand nombre, elle a été en partie reçue et en partie critiquée par les représentant du savoir (commentaires bibliques et correctoires bibliques), avant d’être révisée et partiellement assumée et promulguée par les représentants du pouvoir pastoral (Sixto-Clémentine)

26.L’entreprise éditoriale de la Biblia communis relève un défi a priori insurmontable. En effet, le texte que nous procurons n’a jamais existé. Il a seulement l’ambition de restituer une version de la Vulgate qui associe au noyau commun de la Littera communis la panoplie des éléments facultatifs ou variants relevés dans les témoins notables de la Bible en circulation entre la fin du 12e siècle et la bible de Gutenberg, en privilégiant les leçons attestées par le plus grand nombre de témoins. Analogue – avec toutes les nuances qui s’imposent – au textus receptus de la Bible chrétienne grecque, cette reconstitution ne peut donc  être qu’un artefact, mais un artefact utile dans la mesure où son apparat critique justifie les choix effectués et documente les leçons variantes. Comme le ‘Petit Poucet’ du conte de Peyrault, mais en pensant aussi à nos frères et soeurs perdus dans la forêt de la Bible latine, ces leçons d’apparat sont les petits cailloux à suivre pour remonter aux sources des formes de la Bible latine circumdata varietate (Ps. 44, 10). Petits cailloux seulement, car il y a loin de ces pas japonais, posés au fil de collations épisodiques, à la voie romaine, pavée et balisée, dont rêvent les pélerins de la Vulgate depuis qu’elle a échappé au regard sourcilleux de saint Jérôme qui se plaignait de la négligence des copistes, à peine sèche l’encre de son propre calame. Que ne dirait-il des nôtres, si la vision de la Trinité n’en détournait son regard ?

27.La reproduction manuscrite des textes est la porte ouverte à la multiplication des leçons et des versions. La Bible n’a pas échappé aux aléas de ce conditionnement. La multiplication des copies dont elle a fait l’objet à partir du 12e siècle ne pouvait qu’accentuer l’éclatement des versions. Cette dynamique centrifuge a été contrariée, puis équilibrée, et finalement renversée par une dynamique centripète, résultante de facteurs convergents, d’origines très différentes, qu’on peut réduire à deux faisceaux d’influences hétérogènes mais concourantes. Un premier faisceau de force relève de la géographie humaine et de la sociologie religieuse, le second de dynamiques intellectuelles. L’histoire de la Vulgate du Moyen Âge tardif est celle de leurs interactions.

28.À partir de la fin du 12e siècle, le développement démographique, économique et intellectuel, les mouvements de convection sociale entraînés par le développement des universités et le rayonnement de l’université de Paris ont créé un contexte favorable au commerce du livre, à l’émergence de centres de production, au développement de système de reproduction en chaîne des textes (pecia), à la projection des livres acquis et étudiés hors des lieux de production grâce à la circulation des clercs et des étudiants, enfin à l’imitation des exemplaires importés par des centres de productions nouveaux. De ce fait, les textes disséminés, quels qu’en aient été les contenus et la qualité, ont eu vocation à s’imposer par la force du nombre, de la répétition, de la fréquence de l’ensemencement induit par le rythme des études académiques. Chaque année, pendant les 150 ans du premier rayonnement parisien, des centaines d’étudiants étrangers sont arrivés à Paris, y ont copié ou acquis des bibles pour leurs études. Chaque année, durant la même période, d’autres étudiants sont repartis aux quatre coins de l’Europe ainsi dotés et formés, pour occuper des charges ecclésiastiques ou restituer de différentes manières ce qu’ils avaient reçus et acquis au cours de leurs études. Ce mouvement a entraîné nécessairement une progressive homogénéisation des versions de la Bible par remplacement et correction des états anciens par les états nouveaux. Cette première dynamique explique à la fois le succès des bibles à la mode de Paris, décrit par Chiara Ruzzier, la similarité de leurs caractéristiques externes, et la relative instabilité de leur texte.

29.Au succès commercial du booktrade parisien médiéval il faut associer une autre dynamique qui s’y est opposé en dénonçant, vieille rangaine hiéronymienne, l’incurie des copistes et l’ignorance philologiques des stationnaires. Cette seconde dynamique, réellement philologique, a malgré tout fini par profiter de la première dans la mesure où les textes recopiés à Paris on partiellement bénéficié de l’éveil de la conscience philologique induite par la littérature des correctoires et, plus fondamentalement, le besoin de textes cohérents. Les clients des libraires parisiens n’étaient pas des ignares, contrairement à leurs fournisseurs. La demande a fini par créer l’offre ou, tout au moins, par inciter à mieux faire.

30.Les dynamiques intellectuelles ont conduit en parallèle d’abord à faire l’inventaire des variations du texte biblique, ensuite à procurer un texte de la Bible cohérent avec les familles identifiées par les correctoires :  familles linguistiques (hébreu, grec) et familles chronologiques (antiqui, moderni etc.). Le souci d’inventaire est la conséquence de la prise de conscience par les clercs des écarts entre les versions du texte biblique mis en évidence par la confrontation de clercs venus de tous horizons au pied de la chaire des maîtres parisiens. Les correctoires bibliques sont le fruit de cet état de l’art.

31.Ce souci de cohérence des textes bibliques produits à nouveaux frais est beaucoup plus difficile à cerner. Les correctoires doivent être distingués – au moins pour l’essentiel – des listes de corrections à apporter au texte biblique dont il ne subsiste que des vestiges infimes (par ex. notre CorS4).

32.Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les rares vestiges d’exemplars qui subsistent ne sont pas représentatif d’une volonté de procurer des textes philologiquement corrects. Ils n’ont même pas servi à procurer des modèles homogènes. Leur unique finalité a été de permettre la reproduction de la Bible en série par le système de la pecia. La correction des exemplars a suscité bien des fantasmes. Ou plus exactement : il ne semble pas que l’homogénéité textuelle que le système de la pecia a apporté aux textes produits par des universitaires s’observe également dans les textes bibliques. Si je compare une bible parisienne des années 1270 avec la Catena aurea diffusées dans les mêmes années par exemplar et pecia je constate que la tradition manuscrite de la Catena est très stable tandis qu’entre les bibles pandectes produites à la même période les écarts sont énormes. L’imprimerie inversera le rapport : il y a plus d’écarts entre les éditions de la Catena qu’entre les manuscrits de la Catena, tandis que l’imprimerie apportera un réelle stabiliation du texte biblique en en réduisant les versions. Nos collations des cosi detti exemplars bibliques corrigés montrent que les cosi detti correcteurs ont laissé passer des fautes énormes et non seulement des variations textuelles justifiables. La finalité des exemplars bibliques a surtout été de procurer des modèles efficaces au service de la production commerciale et la plus rapide possible de modèles unifiés.

33.Cette édition répond à un besoin des études médiévales qui n'avait encore jamais été comblé. Elle part du constat de l’écart que les éditions critiques de la Vulgate ont creusé entre les versions du Texte les plus citées et attestées entre le 12e et la fin du 16e siècle et le texte original des traductions hiéronymiennes reconstitué par les éditeurs à partir d’une poignée de témoins carolingiens. Il apparaît clairement au médiéviste que le texte d’usage effectif, attesté par le plus grand nombre de témoins de la tradition directe et indirecte de la Bible en circulation, s’écarte souvent de la Vulgate hiéronymienne reconstituée. Il apparaît aussi que les leçons le plus souvent retenues – tacitement – par les bibles médiévale s’accordent plus souvent entre elles qu’elles ne s’opposent, une fois écartées bien sûr les leçons individuelles. 

34.Cette édition répond à un besoin des études médiévales qui n'avait encore jamais été comblé. Elle est accessible, en option, en marge de tous les corpus édités dans la collection Sacra Pagina. Elle est depuis le mois de juin 2023 accessible et consultable en corpus indépendant.

35.Ce texte a d'abord été préparé pour répondre aux besoins de l'édition de la Glose ordinaire  qui ne pouvait se satisfaire des éditions critiques de la Vulgate hiéronymienne ou carolingienne, dont les leçons divergent souvent des lemmes effectivement commentés par la Glose, établie sur la Vulgate de la fin du 11e siècle, puis du 12e siècle, et enfin adaptée au texte des bibles du 13e siècle.

36.La Biblia communis se démarque de l'Editio maior des Bénédictins de Saint-Jérôme in Urbe (Ancien Testament), des éditions de Wordsworth & White (Nouveau Testament) et de Gryson-Weber (Bible) par les caractéristiques suivantes :

37.La Biblia communis, comme édition originale, s'inscrit dans les perspectives de la philologie dite historique. On voudra bien la considérer comme un artefact philologique à visée pratique, destiné à permettre une lecture historique des évolutions du texte de la Vulgate latine entre le début du 12e siècle et la première édition typique de la Vulgate promulguée par l'Eglise catholique en 1592 à la suite du Concile de Trente (édition Sixto Clémentine). Le texte de la Biblia  communis n'est attesté par aucun modèle ou archétype susceptible d'avoir jamais eu une existence matérielle. Il doit être considéré d'abord comme une base de données de leçons bibliques attestées, mises en forme d'édition, base destinée à donner accès aux principales leçons de la Vulgate latine en usage au cours de la seconde moitié du Moyen Âge, regroupées par familles historiques, géographiques et institutionnelles (ordres religieux) et rattachées aux familles et manuscrits retenus par l'édition critique de la Vulgate. 

38.Le texte actuellement publié sur le site Sacra Pagina (Gloss-e) est une édition in fieri  (work in progress). Le texte de base est celui de la version informatique de l'editio minor de la Vulgate (Stuttgart, Weber-Gryson et alii, 1969-1994) dont nous retenons la capitulation et la versiculation. Les écarts entre la capitulation de l'Editio minor et la capitulation langtonienne du ms. Paris, BnF, lat. 14417, f. 125r-126v (prov. Paris, St-Victor) sont en cours de recensement et signalés en apparat. Le texte de l'Editio minor e a été collationné dans un second temps avec celui de l'édition princeps de la Bible édité avec la Glose ordinaire par Adolf Rusch (Strasbourg, 1481) dont les leçons ont été restituées; les leçons divergentes de Weber sont rejetées en apparat (reste à traiter Sir. Is. Ier. Ez. 1-2Mcc.). Dans une ultime étape, actuellement en cours, nous établissons le texte de la Littera communis médiévale selon les principes résumés ci-dessous grâce à la collation de nouveaux manuscrits dont les leçons sont associées et comparées à celles des témoins de l'édition critique. Il est rendu compte de l'état d'avancement de l'édition  de chaque livre biblique dans la rubrique "informations sur cette édition" placée en tête de chaque livre.

39.La distinction entre les leçons retenues pour l'établissement du texte et les leçons rejetées en apparat repose essentiellement sur les critères suivants:

40.La Biblia communis privilégie les leçons les plus communes des témoins du Moyen Âge tardif (12e - 16e siècles)  et non les leçons rares retenues par les éditions critiques qui cherchaient à restituer le texte original de la Vulgate hiéronimienne ou des versions anciennes assimilées, autrement dit : les leçons que l'Editio maior a rejetées en apparat avec la mention plerique codd., cett. codd., edd. etc.

41.La Biblia communis privilégie les leçons des versions du texte parisien diffusées à partir du 13e siècle. 

42.Le texte de la Vulgate diffusé à Paris au 13e siècle n'est pas homogène. Il est attesté par principalement quatre types de témoins : 1°les bibles glosées, 2° les bibles à la mode de Paris ou bibles des libraires parisiens, 3° les bibles des maîtres de Paris ou bibles parisiennes corrigées, 4° les leçons extraites des correctoires bibliques issus du travail philologiques des maîtres dominicains et franciscains. On trouvera les références des témoins exploités et les sigle par lesquels nous les citons dans l'Instrumentum 2 du site : Bibliae codices in apparatibus allegati.

43.Type A = Parisiensis1. Les "bibles à la mode de Paris" ou "bibles des libraires de Paris" sont les bibles produites dans le contexte commercial de la diffusion de la Bible à destination des maîtres et étudiants de la faculté de Théologie où les maîtres in Sacra Pagina commentaient le texte de la Bible ex officio.  Ces bibles sont repérables d'abord et essentiellement par des caractéristiques codicologiques extérieures (ordre des livres bibliques, capitulations, corpus de prologues plus stable dans les bibles d'origine parisienne directe ou indirecte que dans les bibles produites dans tout autre centre occidental [cf. travaux de Chiara Ruzzier]). Le texte contenu dans ces bibles n'est pas aussi uniforme que ne le laisse croire leur similarité codicologique et les propos de Roger Bacon dans l'Opus minus. Bacon  affirme que le texte diffusé par les libraires parisiens, illiterati et uxorati, régi par des impératifs commerciaux, découlerait d'un exemplar source, vecteur d'un texte homogène, mais caractérisé par des leçons profondément corrompues et de moindre valeur philologique que les multiples versions des manuscrits plus anciens et dispersés "dans les provinces".  Les rares bibles avec indications de pièces et les vestiges d'exemplar qui subsistent se rattachent inégalement à ces bibles de type A d'où émane le texte qui a eu le plus de succès et s'est le plus diffusé, bien qu'il n'ait pas été philologiquement le meilleur.

44.Type B = Parisiensis2. Nous appelons "bibles des maîtres de Paris" ou "bibles corrigées", les exemplaires de la Vulgate où un texte parisien de type A (ou approchant) a été  corrigé de manière à tendre asymptotiquement vers un texte hiéronymien restauré. Les éditeurs savants médiévaux - distincts des éditeurs commerciaux des bibles de type A -  étaient conscients de la faiblesse du texte des bibles de type A et cherchaient comme à tâtons à établir les principes qui leur permettrait de le restaurer.

45.Roger Bacon évoque abstraitement quels auraient dû être les principes d'une telle restauration : 1° conformité aux versions hébraïque, grecques et latines anciennes, 2° attestation par les témoins les plus anciens, 3° attestation par une majorité de témoins.

46.Les correctoires attestent l'effort documentaire fourni dès le second tiers du 13e siècle pour réunir les informations permettant de critiquer les différentes leçons bibliques rencontrées,  c'est-à-dire de rendre compte de leur origine. Les critères décrits par Roger Bacon pour cette restauration recoupent les catégories textuelles observées dans les correctoires.  Il faut y ajouter les lemmes repères des correctoires bibliques ("Textus", "Littera", "Littera communis") et, dans les correctoires de deuxième génération, la références à des "corrections" déjà existantes, qualifiées de "prima correctio", "secunda / altera /alia correctio", "parisiensis" et "senonensis", ou simplement désignés comme des leçons variantes observées introduites par "vel", "alia littera", "in aliquibus codicibus", etc.

47.Je conjecture que la lettre « .p. » des annotations marginales du correctoire franciscain de Florence (Cor2F) désigne l’exemplaire parisien de la Bible.

48.Ces annotations du revers de la plume se retrouvent dans Cor2V qui les corrobore le plus souvent. Dans l’exemplaire vatican (Cor2V)  le « .p. » de Parisiensis est remplacé par deux points horizontaux : « . . »[3]. Le texte de ce dernier manuscrit (CorV) est cependant souvent fautif et ne nous semble pas être le témoin le plus sûr du correctoire franciscain, bien que ce soit lui qui ait été retenu dans les apparats de Wordsworth et de l’édition maior de la Vulgate (édition bénédictine). Cependant, les annotations Cor4 du manuscrit de Florence et de celui du Vatican sont dues à des mains différentes ; elles font défaut pour plusieurs livres bibliques. Leurs formulations diffèrent parfois. On peine à savoir si elles ont été relevées sur un même exemplaire de Cor2, ou si elles témoignent chacune d’une collation distincte et indépendante du même exemplaire, ou si, encore, elles témoignent chacune d’un état différent de celui-ci.

49.Il semble en tout cas certain que l’exemplaire de Florence et celui du Vatican ne dépendent pas d’un ancêtre commun mais reflètent chacun soit un état différent du Textus de référence constaté sur le même support (même exemplar) à des dates différentes entre lesquelles des modifications ont été apportées au Texte, soit une confrontation du même texte de Cor2 avec deux témoins différents du Textus parisien.        

50.Lc. 22:31 querite primum (Li448 ΩS Rusch Clementina, cf. Mt. 6, 33) ou primum querite Cor4F Cor4V (verumptamen primum querite grec. anti. et Mt. 633 “Primum”) ΩV ; l’attention du correctoire franciscain porte sur la présence ou l’absence de primum. L’annotateur du manuscrit de Florence déclare que primum  est attesté par le texte parisien Cor4F (P<arisiensis>. habet), mais l’exemplaire vatican fait une observation différente Cor4: « primum cancellatum est tenuiter in .<Parisiensi>. ».

51.Dans l’exemple suivant, le texte commercial des libraires ad quod est qualifié de modernus ; il est largement attesté jusqu’au début du 14e siècle. Une première correction – prima correctio – signalée par le correctoire de Saint-Jacques, mais non adoptée par la bible de Saint-Jacques lit quod avec le grec et l’édition critique. Mais ΩJ lit quo à la suite d’une seconde correction qui correspond à l’exemplar parisien des marginalia de Cor2V signalée par correctoire franciscain de Mara qui correspondrait aux ‘antiqui’ ce qui montre que le texte de Saint-Jacques n’est pas si éloigné des modèles parisiens. La différence d’interprétation entre Cor3 qui attribue quo au grec et Cor2 qui associe la leçon aux témoins anciens s’explique par le fait que Cor3 considère les versions vieilles latines comme attestant le texte grec, tandis que Mara distingue antiqui  = vieilles latines et grecus qui est le texte grec proprement dit.          

Act. 13 :2 : ad quod assumpsi eos.
ad quod
Cor2FV (moderni) CorS1 Cor3 (al’) Cor4 ΩH ΩP ΩR ΩS ΩV Rusch Clementina]
quod CorS1 (quo et tamen ubique legi et p<rim>a correctio habet quod assumpsi [...] grec<us> : quod sine ad) Cor3 (Gr.)
Weber,        
quo Cor2F²V (anti.) Cor3 (anti. q<uo> assumpsi) Cor4V (<Parisiensis> quo correxit ubi prius et (?) t<ame>n (?): ad quod) CorS1 (anti.)
ΩJ       

52.Le lemme de la Catena ajouté à Paris au moment de la mise en pièces, entre 1268 et 1272 omet également primum conformément au texte des éditions critiques (Li448@ Weber), tandis que le lemme de chaîne inséré par Thomas avant la mise en pièces parisienne reflète un état du texte antérieur à Parisiensis2. Par conséquent Parisiensis1 Cor4F (primum) aurait été en vigueur jusqu’en 1261-1268 (période de rédaction de la Catena en Italie), tandis que Parisiensis2 (sans primum) attesté par Cor4V  aurait vu le jour avant la mise en pièces, entre 1261 et 1272.

53.L’étrange remarque « tenuiter cancellatum est » propre à Cor4V indique soit que l’annotateur de Cor4F n’a pas vu la cancellation, soit que celle-ci a été ajoutée après l’examen par Cor4F ou que les données de Cor4F et de Cor4v proviennent de l’examen de bibles différentes.

54.Les notes additionnelles de Cor4V F  attestent d’un fait capital : la présence de leçons différentes sur le même exemplaire matériel. Cette concomitance explique que les copies qui ont été prises à partir de ce document aient pu emprunter à l’un ou l’autre état du texte. Les copistes ont pu, à partir du même exemplar, reproduire tantôt la leçon Parisiensis1, tantôt la leçon Parisiensis2 ou leçon corrigée. Ainsi s’expliquerait la diffusion à partir d’un même exemplaire de versions divergentes du même texte biblique. Dans le cas, probable, où le texte officiel aurait  été mis en vente à partir de plusieurs exemplars validés, le phénomène aura été multiplié, et ce d’autant plus que le texte de base et celui des corrections ne pouvait être rigoureusement identique dans chacun des exemplaires mis en location.

55. Cet exemple et quelques autres suffisent à montrer l’extrême intérêt de la comparaison des témoins, la richesse de son apport historique, la prudence avec laquelle ces notes doivent être pondérées, la difficulté d’interprétation qu’elles soulèvent parfois.

56.L’analyse de ces annotations secondaires et la collation des témoins font ressortir deux états successifs du Textus Parisiensis :  
Parisiensis1 = texte de l’exemplar ou de la copie de l’exemplar utilisée par l’annotateur du correctoire franciscain (Cor2) 
Parisiensis2 = corrections apportées au texte de Parisiensis1

57.Une des caractéristiques de Parisiensis1 est une tendance à l’homogénéisation du texte des synoptiques par contamination de Mc. Lc. voire Io. par Mt., contaminations que Parisiensis2 tend à corriger.
Par exemple :  
Lc. 12, 22 Parisiensis1 : quid induamini (cum Mt. 6, 25) || Parisiensis2 : quid vestiamini        
Lc. 12, 27 Parisiensi1 :  considerate lilia agri (cum Mt. 6, 28) || Parisiensis2 : considerati lilia ;

les expressions communes avec Mt. ne sont pas toujours écartées :  

Lc. 22, 31 querite primum (Li448 ΩS Rusch Clementina, cf. Mt. 6, 33) ou primum querite Cor4F Cor4V (verumptamen primum querite grec. anti. et Mt. 633 “Primum”) ΩV.

58.Les deux états Parisiensis 1 et 2 semblent donc correspondre respectivement à ce que nous avons appelé plus haut les bibles de type A et B.

59.Je pars de l’hypothèse que ces deux états du Texte attestés par les notes Cor4 insérées dans Cor2FV renvoient au Textus de l’exemplar – ou d’un des exemplars - diffusé par les libraires de l'Université (stationnaires) et consulté par les annotateurs de Cor2F et Cor2V.

60.Textus de type C. Les corrections et leçons attestées par les bibles et correctoires publiées au sein de bassins de diffusion différents de l’Université proprement dite, principalement les ordres religieux (dominicains [Cor1, Cor3, CorS1, Catena, etc.], franciscains [Cor2 CorS2], CorS4, etc.) sont à mettre en rapport avec ces versions dont elles s’éloignent ou qu’elles valident selon les cas.

61.La question à laquelle il faudrait pouvoir répondre, à partir de collations systématiques du plus grand nombre de bibles possibles – en espérant que les progrès de l’intelligence artificielle puisse prochainement y aider – est d’évaluer le rôle des corrections et bibles de type C sur la version Parisiensis2. Autrement dit, dans quelle mesure le travail philologique de l’érudition biblique du 13e siècle a-t-il conduit à corriger le ou les exemplars de l’Université, tout en sachant que Cor4 ne donne qu’une photographie d’un état donné du Textus parisiensis dont l’évolution s’est poursuivie par des voies et moyens qui restent à préciser.

62.Il faut noter l'honnêteté scientifique des auteurs des correctoires qui n'affirment que marginalement ce que devrait être le Texte authentique. Ils se contentent d'inventorier et d'une certaine façon de classer les leçons collationnées. Les auteurs des bibles corrigées ont, eux, puisé dans ce répertoire pour tenter d'établir un texte avec plus ou moins de bonheur.

63.A la différence de nos prédécesseurs médiévaux, nous avons accès aujourd'hui au Textus idéal auquel les maîtres de la Sacra Pagina les plus philologues avaient rêvé. Ce texte (ou du moins à ce qui s'en rapproche le plus et le mieux selon les critères de la critique textuelle moderne) est celui des éditions critiques la Vulgate citée plus haut (§ 1). Je propose de l'utiliser pour classer les bibles parisiennes en fonction de leur degré de proximité avec lui. Certains manuscrits comme la bible des dominicains de Lille (ΩL) établie par Michel de Novireuil en 1264, procurent un texte pratiquement identique à celui de l'Editio maior qui en ignorait jusqu'à l'existence. C'est un exemple de bible corrigée pleinement réussi dont se rapproche aussi la "bible Porta" (ΩP). 

64.Les collations effectuées à ce jour montrent que le texte en usage à Paris a évolué de manière inégale. Les leçons des bibles de type A et B contiennent inégalement des leçons conformes à l'édition critique; les leçons des bibles de type Awe sont moins aberrantes que ne l'a affirmé Bacon. Les apparats de l'Editio maior montrent qu'elles se rattachent souvent à des témoins connus. Toute bible issue de Paris se situe à quelque part sur une ligne qui conduit du texte empirique des manuscrits de la Bible glosée vers l'édition critique, que ce soit matériellement par sa dépendance à l'égard des bibles produites par le commerce du livre parisien, ou intellectuellement en raison de sa dépendance à l'égard de l'effort philologique déployé dans les milieux intellectuels, principalement les ordres mendiants.

65.Nous retenons en principe les leçons attestées par les bibles de type A (ΩS) dans la mesure où elles sont attestées par plusieurs témoins historiquement cohérents (origine, date, physionomie globale du texte, indications de pièces). La collation intégrale de l’exemplar de Novarre, ΩN, est envisagée. Certes, ce manuscrit ne semble pas avoir servi et, selon les travaux en cours de Chiara Ruzzier sur les prologues de la Bible latine du 13e siècle, il correspond plutôt à une destination italienne, hors du contrôle de la libraria parisienne qui respecte toujours le même nombre standard de prologues. Cela n’en fait pas moins un point de comparaison incontournable pour l’étude de l’histoire de la diffusion du texte de la Vulgate au 13e siècle.

66.Nous rejetons en apparat les leçons des bibles corrigées qui annoncent le texte critique établi au 20e siècle, sans retenir systématiquement un manuscrit privilégié.

67.Il en résulte donc un texte certainement artificiel dont la principale caractéristique est sa possible aptitude à être représentatif de l'usage majoritaire du texte reçu en Occident à la fin du Moyen Âge.

68.La lecture des apparats n'est pas à négliger. Les leçons des correctoires bibliques permettent souvent de comprendre le choix des éditeurs médiévaux quand elles explicitent les familles auxquelles elles rattachent les leçons recensées. La recherche par mot et la lecture des apparats donnent accès à toutes les variantes recensées pour un verset donné.

69.Les apparats mettent aussi en évidence l'existence de groupes de leçons en circulation dans les ordres religieux et hors de Paris qui relativisent le caractère parisien de notre Littera communis. L'édition critique de la Catena aurea de Thomas d'Aquin révèle la cohabitation dans le texte de cette oeuvre diffusé par exemplar et pecia depuis Paris entre 1268 et 1272 de deux versions du texte biblique des évangiles, l'une à l'usage de Thomas avant son départ de Paris pour l'Italie en 1261, l'autre à l'usage du stationnaire éditeur 'commercial' de la Catena, ajoutée à l'occasion de ladiffusion parisienne de l'oeuvre sous forme d'évangile glosé publié par exemplar et pecia entre 1268 et 1272.

70.A ce stade de la recherche, il serait téméraire de pousser plus loin les conclusions provisoires. Ces remarques doivent suffirent à comprendre les choix effectués et à attirer l'indulgence du lecteur. Seule des collations raisonnées les plus systématiques et les plus nombreuses possibles permettront de pousser plus avant la compréhension des évolutions du texte de la Vulgate latine à la fin du Moyen Âge.



[1] Ruzzier 2022, p. 39.

[2] Pour plus de détail sur ces caractéristiques externes, cf. Ch. Ruzzier, La production des bibles portatives latines au 13e siècles, Berlin – Boston, 2022.

[3] Pour la signification des sigles utilisés, se reporter à Sacra Pagina > Instrumenta > Bibliae sine glossis codices et correctoria


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Comment citer cette page ?
Martin Morard, A la recherche de la 'Lettre commune' : la Bible latine du Moyen âge tardif in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2024. Consultation du 28/03/2024. (Permalink : https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/page.php?id=35)