Chiffrer pour déchiffrer. Regards statistiques sur la Bible glosée

page créée par Martin Morard, le 26.1.2025 (version 4)

Mentir avec les statistiques est aujourd’hui à la portée de tous. Dire vrai avec des statistiques est un défi plus redoutable. La technique aujourd’hui donne facilement les moyens de faire parler les chiffres. Mais comment les écouter ? Résister à l’illusion du nombre, en débusquer les biais n’est possible qu’à condition de s’être livré à l’exercice des relevés, des dépouillements et des feuilles de calculs. Qui se couche devant la machine, sous prétexte qu’elle fait facilement ce qu’on n’a pas le temps de faire parce qu’on a mieux à faire, le payera un jour ou l’autre par des déconvenues.

Traduire la Bible en chiffres pour mieux la déchiffrer est à la fois une gageure et un jeu d’enfant curieux.

Il s’agit d’abord d’un jeu, parce que, pour faire parler les chiffres il faut aimer jouer avec les données, les malaxer longtemps, les faire miroiter, les jeter en l’air pour regarder comment elles retombent, les choisir, les combiner pour leur poser les bonnes questions.

Les ‘bonnes’ questions sont celles qui reçoivent des réponses signifiantes. Les réponses sont signifiantes quand la question respecte le prima du réel. On respecte le prima du réel quand on écoute les données sans chercher à les plier à une thèse préconçue.

Les statistiques établies à partir de manuscrits conservés reflètent les réalités du Moyen Âge dans un miroir brisé : celui de vestiges inégalement conservés par les aléas de l’histoire des hommes.

Le nombre des manuscrits conservés informe moins du succès des textes que de celui de la conservation de leurs véhicules codicologiques.

Les valeurs relatives, établies grâce aux statistiques, ne sont révélatrices que dans la mesure où le croisement des sources documentaires permet de les comparer et de les critiquer.

***

On propose ici quelques réflexions préliminaires au sujet de l’exploitation statistiques des données de la base GLOSSEM (répertoire analytique des manuscrits des bibles latines avec commentaires). Celles-ci incitent à s’essayer à des évaluations chiffrées au sujet de la diffusion de la Bible latine avec commentaires. Les chiffres mentionnés devront donc être mis à jour en fonction des évolutions de la base. Comme toute statistique historique, ils ne sont jamais qu’indicatifs. Leur interprétation doit être prudemment critiquée.

Le Repertorium biblicum de Friedrich Stegmüller, achevé en 1980, avait renoncé à recenser les témoins de la Glose ordinaire. SACRA PAGINA et GLOSSEM entendent combler cette lacune. Mais la Glose ordinaire n’est qu’un jalon de l’histoire de la réception conjointe de la Bible et des héritages herméneutiques anciens. GLOSSEM propose donc de réunir les corpus référentiels majeurs de l’herméneutique biblique médiévale pour les étudier dans le continuum des bibles avec commentaires inauguré par Cassiodore.

GLOSSEM voudrait aussi aider à mettre en relation l’étude des textes et du contexte codicologique qui en conditionne la compréhension. GLOSSEM a donc été conçu pour permettre certaines analyses sérielles des paramètres codicologiques et textuels essentiels des bibles latines avec commentaires. GLOSSEM n’est pas destiné au recueil des données de codicologie matérielle quantitative, ni un outil d’analyse de schémas de réglure, mais bien un instrument qui cherche à saisir les relations des textes en présence entre eux et avec leur contexte social. La base dépend des données recueillies dans les catalogues ou par l’observation directe, mais elle les sélectionne et les interprète pour retenir ce qu’elles ont de signifiants pour la problématique de la réception de la Bible et de ses interprétations. GLOSSEM est un instrument codicologique au service de l’intelligence du phénomène historique et religieux global dont témoigne l’association de la Bible et d’un matériau exégétique dans les mêmes manuscrits. Cela implique que les utilisateurs doivent être avertis d’une certains nombre de biais qui conditionnent inévitablement les résultats des recherches effectuées.

Des données en expansion. GLOSSEM est une base en extension et en cours de normalisation, de structure simple. Elle n’est donc pas immédiatement adaptée à des analyses quantitatives mais elle offre la possibilité de certaines analyses chiffrées. On veillera à définir précisément les échantillons analysés en tenant comte de l’évolution des données et de la liste des catalogues, fonds et bases systématiquement dépouillées, publiée sur le site et régulièrement tenue à jour (Pour en savoir plus : Corpus et commentaires inventoriés).             

Dédoublonnage. On veillera à ne pas confondre le nombre de livres biblique glosés répertoriés et le nombre de cotes de conservation inventoriés. Chaque livre biblique glosé repéré dans un manuscrit fait l’objet d’une entrée ; le nombre de lignes de la base est donc supérieur au nombre de cotes de conservation inventoriées. La magie de la mise en texte des bibles glosées permet qu’un même livre biblique dans le même manuscrit soit simultanément glosé par plusieurs commentaires (pas plus de trois dans les manuscrits). GLOSSEM attribue une entrée différente à chaque commentaire (« corpus ») associé à la même unité modulaire biblique (« livre biblique ») dans la même unité codicologique (« cote »). Par exemple, un manuscrit qui contient les évangiles glosés simultanément avec le Glose ordinaire, Hugues de Saint-Cher et la Catena aurea compte pour 1 manuscrit, mais chacun des 4 évangiles est commenté trois fois et relève ainsi de 3 corpus. Le manuscrit en question sera donc cité 12 fois dans GLOSSEM (cas des « gloses compilées » ; voir Codicologie des bibles glosées). Ce cas est exceptionnel mais doit être signalé.

Unités modulaires bibliques. Le corpus de la Bible chrétienne a été découpé en 35 unités modulaires (livres ou groupes de livres ordinairement copiés séparément et assemblés ou non dans les bibles avec ou sans commentaires ; pour en savoir plus). Chaque module compte pour une unité de valeur. Par conséquent, un manuscrit comprenant N moduleslivres bibliques a un coefficient multiplié par N. Un manuscrit comprenant 10 livres bibliques de même origine ou provenance affecte à cette localisation un coefficient dix fois supérieur à un manuscrit ne contenant qu’un seul livre biblique. Il conviendra donc de comparer les données dédoublonnées (par suppression des unités attestées plus d’une fois dans le même manuscrit) avec les données brutes. Les données brutes ne sont pas pour autant biaisées : elles sont révélatrices d’une certaine intensité de l’intérêt donné à la Bible proportionnée au nombre de livres copiés. Ce principe vaut autant pour les bibles simples que les bibles avec commentaires.

Toutefois, dans le cas des bibles avec commentaires, la nature et l’histoire du commentaire sont des paramètres supplémentaires à prendre en compte dans l’évaluation des données quantitatives brutes qui, comme chacun le sait, ne signifient rien par elles-mêmes : un coefficient élevé dû à la copie des postilles de Nicolas de Lyre, transmises par volumes importants comprenant plusieurs livres bibliques, chacun sine textu, n’a pas la même signification que le même coefficient dû à la copie d’exemplaires de la Glose ordinaire dont la diffusion est moins systématique, dont les volumes comprennent moins de livres par exemplaire conservés, dont la copie relève d’une décision qui n’est pas automatiquement entraînée par la copie d’un autre livre du même corpus, dont la production matérielle relève d’une complexité plus élevé et implique un nombre d’acteurs plus important.


Comment citer cette page ?
Martin Morard, Chiffrer pour déchiffrer. Regards statistiques sur la Bible glosée in : Sacra Pagina, IRHT-CNRS, 2025. Consultation du 02/04/2025. (Permalink : https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/page.php?id=190)